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  • Photo du rédacteurEmmanuelle DESCAMPS

Sacrificielles (Chapitre 5)



Chapitre 5

Le jour était à peine éclos et Marie marchait dans la rue déserte. Cette rue, elle la connaissait par cœur. Elle l’avait arpentée mille fois depuis l’enfance. Elle y avait tenu la main de sa mère, en rentrant de l’école. Elle y avait déambulée au bras de Jean, après la cérémonie de leur mariage. Elle y avait couru, lorsqu’elle avait appris qu’elle était enceinte. Cette rue, longue et droite, bordée de petites maisons de briques serrées, racontait sa vie. Sa vie sans échappatoire. Et déjà toute tracée. En cet instant, elle aurait voulu pleurer, mais elle se retenait. Elle sentait dans sa main celle, fragile, de sa fille, qui suivait ses pas lents. Il fallait avancer. Mais elle marchait lourdement, ralentie par le poids du couffin qu’elle portait dans l’autre main. Et par le poids du destin, aussi.

Quelques instants plus tôt, Jean lui avait demandé de partir. A l’aube, il l’avait poussée dans la rue et il avait refermé la porte. Marie s’était retrouvée sur le trottoir avec ses deux filles, l’une endormie dans son panier tressé, et l’autre, silencieuse et le regard vide, comme on lui avait appris à l’être devant son père.

Que devait-elle faire ? Où devait-elle aller ? Elle pensa retourner chez ses parents et emprunta donc le chemin vers chez eux. Par cette rue, qui la connaissait trop bien. D’abord, elle frapperait à la porte. La vieille sans un mot, lui ouvrirait et irait préparer sa chambre. Et puis ensuite… Que se passerait-il ensuite ? Elle soutiendrait sa mère dans les tâches domestiques. Elle en apprendrait la mécanique à ses filles. Et puis, tout simplement, la vie défilerait. Comme cette rue, qui n’avait pas changé depuis qu’elle y avait fait ses premiers pas. Etait-ce bien là ce qu’elle devait faire ? Vivre dans l’ombre de celle qui l’avait mise au monde ? Vivre sous le reproche aussi, celui de n’avoir pas su être l’épouse qu’elle, elle avait été ? Être mère peut-être, mais mère à demi au fond ?


Lorsqu’elles arrivèrent devant la maison familiale, Angélique lâcha la main de Marie. Elle s’engagea en courant sur le chemin de terre qui menait à la porte d’entrée, mais fut arrêtée dans son élan par la voix de sa mère qui cria :

- Reviens ma chérie. Je me suis trompée. Ce n’est pas ici que je veux aller.

L’enfant se retourna et revint sur ses pas dans un sourire. Un sourire étrange et presqu’adulte dans lequel Marie crut lire de la gratitude.

- Et où veux-tu aller ?

Marie n’en avait pas la moindre idée. Elle savait juste que c’était ailleurs. Elle le savait comme un pressentiment diffus. Une intuition, qui tiraillait ses entrailles et la guidait. Alors, elle saisit à nouveau la main d’Angélique et se remit à marcher.


Elle laissa derrière elle son village natal, pour s’engager sur la grand’ route, qui se dessinait à perte de vue. Le soleil matinal illuminait la chaussée verdoyante. Marie avançait, les yeux fixes vers l’horizon, sans savoir où elle allait, mais consciente que chaque pas qu’elle faisait, et qu’elle pesait, la menait vers une image encore troublée d’elle-même, mais déjà lumineuse dans le lointain. Elle n’avait aucune idée précise de ce qui l’attendait. Le pire était peut-être à venir. Sans doute même. Pourtant, en cet instant, elle se sentait libre. Libre comme jamais elle ne l’avait été.

Alors, elle s’arrêta, et, levant les yeux au ciel, soudainement, elle se mit à hurler. De ses entrailles surgit un cri rauque et puissant. Animal. Un cri profond qui débuta dans un sanglot et s’acheva dans un éclat de rire. Angélique regarda sa mère, interloquée, mais quand elle la vit s’asseoir dans l’herbe et rire de plus belle, elle s’agenouilla près d’elle. Alors Marie, le visage larmoyant et le sourire aux lèvres, posa ses deux mains sur les joues de l’enfant et plongea un regard réconfortant dans le sien. Puis dans un geste délicat, elle sortit de son couffin son autre fille, serra ce petit corps chaud contre sa poitrine et s’allongea. Angélique, tout naturellement, se blottit contre elle et, regardant en l’air comme le faisait sa mère, elle vit passer dans le ciel d’été, des nuages légers et vaporeux, presque translucides. Guidés par la brise fraîche, ils filaient vers l’au-delà, là même où en cet instant, brillait le soleil divin.

- Et toi Angélique, souffla alors Marie dans un sourire, où veux-tu aller ?


FIN

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