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  • Photo du rédacteurEmmanuelle DESCAMPS

L'autre dans le miroir

Dernière mise à jour : 5 juin 2022







"Le silence est un sifflement assourdissant,

comme un langage venu d'ailleurs qui murmure : écoute-toi !"

Romain Bielli



Enfant, son père lui avait appris à jouer du piano. Et il avait fallu qu’elle soit à la hauteur de ses espérances. Elle l’avait lu dans son regard déçu chaque fois que ses doigts trop courts ne glissaient pas sur le clavier comme il l’aurait aimé. A 15 ans, elle jouait presque parfaitement la sonate au clair de lune. Et lorsqu’il avait des invités, Monsieur Rambault réclamait qu’elle s’assoit au piano pour l’interpréter. Il s’installait alors, au milieu des convives, et il l’écoutait, les yeux fermés et le sourire aux lèvres. Sophie voyait dans cette attitude, une incontestable preuve d’amour, et ce, malgré les coups de baguette qu’elle avait reçus sur les doigts, malgré les regards noirs d’autrefois et les soupirs désolés. Alors, et bien qu’elle détestât qu’on la regarde, elle se pliait à l’exercice sans contester.


La demeure dans laquelle vivait la famille Rambault était vaste. C’était un héritage familial. Monsieur Rambault y était né. Il y avait grandi. Et lorsqu’il avait épousé mademoiselle Volanges, il était devenu le maître des lieux. La maison se dressait au milieu d’un parc verdoyant. Madame Rambault adorait les roses. Alors, elle en avait fait planter partout. Au printemps, les parterres éclataient de couleurs. Et c’était un paradis de senteurs pour celui qui se promenait dans les jardins. Sophie aimait y flâner. Elle s’allongeait dans l’herbe et savourait la caresse du soleil, à défaut de celle de sa mère, qui se souciait davantage de voir grandir ses roses que sa fille.


Après la naissance de Sophie, Madame Rambault n’avait pas voulu d’autre enfant et, fait rare pour l’époque, elle y était parvenue, au grand damne de Monsieur Rambault. Quitte à n’avoir qu’un enfant, il aurait préféré un fils qui aurait pu prendre sa suite, une fois marié. Beaucoup de gens travaillaient sur sa propriété. Et il fallait, pour les diriger, une stature que Sophie n’avait pas. C’était une jeune fille fluette, solitaire et rêveuse. Elle avait pris l’habitude pour ne décevoir personne, de se faire discrète. Et il lui arrivait même de disparaître une journée entière sans que personne ne le remarque. Elle n’avait pas d’amis mais ne s’en plaignait pas, car en elle, existait tout un monde. Elle était pleine de rêves secrets et de désirs inavoués qu’elle ne partageait qu’à son miroir. Le reflet qu'il lui présentait était sans surprise. Il souriait quand elle souriait, pleurait quand elle pleurait. C'était le compagnon le plus compatissant qui soit. Sophie lui parlait des romans qu'elle lisait, de ces histoires aventureuses dont elle s’enivrait et, quand le soir tombait, elle s’endormait dans les bras d’un prince persan ou d’un pirate repenti à la peau marbrée de soleil.


Lorsqu’elle eut 17 ans, on décida de la marier. Monsieur Rambault avait un ami. Un homme avec lequel il avait fait affaire de nombreuses fois. Et cet ami avait un fils. Il s’appelait Constant. Il était grand, bien bâti. Et il travaillait déjà pour son père. Bientôt, c’est lui qui hériterait de l’entreprise familiale. Monsieur Rambault songea donc à une alliance. Il en parla d’abord à son ami, puis à sa femme et finalement, à Sophie :

- Les Dompierre viendront déjeuner ce samedi. Tâche d’être jolie.


Madame Rambault fit acheter pour l’occasion une robe aux teintes pastel dans laquelle Sophie peinait à se reconnaître. C’était une de ses robes apprêtées qu’elle ne portait jamais. Une robe dont la dentelle nacrée se confondait avec sa peau pâle, la faisant disparaître dans un fondu de vieux rose et de blanc terne.


Les Dompierre furent ponctuels. A midi pile, ils étaient à la porte d’entrée. Monsieur Rambault salua son ami à grands renforts d’accolades et de tapes dans le dos. Madame Rambault se contenta d’une discrète révérence et d’un sourire non moins discret. Elle portait une robe de la même couleur que ses cheveux. On présenta rapidement Constant à Sophie et on les envoya faire connaissance dans le jardin.

- Il fait si beau ! Allez donc vous promener tous les deux !

Tous se regardaient du coin de l’œil. Des regards entendus que les jeunes gens firent mine de ne pas comprendre. Constant présenta son bras à Sophie, qui le saisit. Et ils sortirent de la demeure. Le futur marié était bel homme. Il avait de la prestance et une certaine élégance. Pourtant, derrière la mèche de cheveux blonds qui balayait son visage, lorsque la brise printanière le décoiffait, Sophie perçut des yeux tristes. Des yeux qui fixaient le sol des allées gravillonnées sans jamais se tourner vers elle. Elle aurait pu lire de la réserve dans une telle attitude. Et sans doute cela lui aurait-il plu, d’être à ce point troublante qu’il n’ose la regarder. Mais à son discours, elle comprit que ce n’était pas le cas. Sa robe jouait parfaitement son rôle : elle la rendait invisible. La balade dura presque une heure et tout le temps qu’ils marchèrent, Constant parla. Lorsqu’ils rentrèrent, Sophie savait tout de lui. Mais lui, ne savait rien d’elle.


Le soir, Madame Rambault rejoignit Sophie dans sa chambre. Jamais elle n’avait cherché à établir la moindre complicité avec sa fille. Et Sophie ne comprit ce geste que parce qu’elle savait sa mère curieuse et avide de ragots de toutes sortes.

- Il ne me plaît pas du tout, dit-elle avec aplomb.

- Mais enfin, Sophie, il est absolument charmant.

- Sans doute, mais il ne parle que de son travail.

- Les femmes parlent chiffon. Les hommes parlent affaire.

- Ah … Et bien moi, voyez-vous, je ne parle ni chiffon, ni affaire ! Que suis-je alors, dites-moi ?

Madame Rambault rit jaune devant tant d’insolence et répondit froidement :

- Tu n’es qu’une enfant, voilà tout. Écoute ton père. Il sait ce qui est bon pour toi.


On prépara donc la cérémonie. Monsieur Rambault avait prévu d’y convier tout le gratin de la région. Tout devait être parfait. On installerait dans le parc des tables couvertes de nappes blanches, avec de jolies petites bougies roses, de la couleur des dragées qu’on offrirait. Et puis, dans la vieille chapelle, à l’orée du bois qui jouxtait le domaine, on marierait les deux tourtereaux. Les yeux plein d’étoiles, Madame Rambault écoutait son mari et frappait dans ses mains à chaque idée qu’il proposait. Elle était folle de joie. Monsieur Rambault avait toujours été si romantique ! Et il avait un tel don pour la mise en scène !

- N’est-ce pas Sophie que ton père est un artiste ?

- A n’en pas douter, mère, répondait Sophie sans émotion.

Et elle s’installait au piano, jouant le plus fort possible, afin de faire sortir ses parents du salon. Ils s’exécutaient d’ailleurs sans maugréer. Après tout, en quoi ces questions d’organisation la concernaient-elles ?


Constant revint plusieurs fois rendre visite à Sophie. Chaque fois, ils arpentaient le domaine, marchant sur les allées bordées de roses. Chaque fois, Constant parlait de son travail, des responsabilités que son père lui confiait, sans jamais douter de sa capacité à les réaliser. Sophie l’écoutait d’une oreille distraite, songeant qu’elle aurait tant aimé qu’il se taise enfin et que dans un geste inattendu, il cueille l’une des fleurs qui se trouvaient là, la plus rouge si possible, et lui offre dans un sourire passionné. Mais jamais il ne le fit. C’était même à se demander s’il avait remarqué que le parc fleurissait de roses, puisqu’il fixait toujours obstinément les graviers sous ses pieds qui avançaient. Un soir pourtant, tandis que Sophie le raccompagnait au grand portail qui servait d’entrée principale à la demeure, il lui prit subrepticement la main. Le contact fut un peu abrupt, mais Sophie sentit soudain vibrer son corps avec ardeur. Elle s’arrêta. Il fit de même et se tourna vers elle. Alors, leurs yeux se rencontrèrent. Constant sourit. Sophie aussi. Il ne se passa rien d’autre, mais ce fut suffisant. La porte de son imaginaire venait de s'ouvrir sur sa réalité et les deux mondes dans lesquels elle avait vécus jusqu'alors parallèlement, se confondaient à présent, comme sous le coup mystérieux d’un enchantement.


C’est donc avec enthousiasme que la jeune mariée alla le lendemain choisir sa robe nuptiale dans une boutique réputée de la grande ville voisine. Puisque Constant manquait cruellement de fantaisie, elle en aurait pour deux. Et il y avait pire destinée que d’épouser un homme tel que lui. C’était, comme aurait dit madame Rambault, de n’épouser personne ! Sophie épouserait donc Constant et deviendrait madame Dompierre. Elle essaya de nombreuses robes, sous le regard admiratif de sa mère, qui poussait des petits cris d’oiseau dès qu’elle apparaissait, et tombait en pâmoison devant elle, chaque fois qu’une dentelle lui semblait raffinée. Sophie choisit une robe en soie qui mettait en valeur ses courbes et dont le blanc immaculé rendait plus lumineux encore sa peau d’albâtre et ses cheveux dorés.

Et puis, le grand jour arriva.


Madame Rambault s’était levée à l’aube. Toute la matinée, elle courut de la maison au jardin, donnant des ordres que personne ne suivait. Parfois, elle faisait une pause en haut des marches de l’entrée. Alors, les mains jointes, elle priait le ciel qu’il ne pleuve pas puis repartait en haletant dans la maison, sans vraiment savoir où elle allait. Monsieur Rambault lui demanda finalement d’aller se préparer, ce qu’elle fit, et le calme revint enfin dans la demeure. Il était 10 heures et Sophie ne s’était pas encore montrée. Personne d’ailleurs, n’était allé frapper à la porte de sa chambre. Chacun s’affairait et nul ne songeait que la mariée ait pu avoir besoin d’aide. Elle s’était donc habillée seule. Ses cheveux n’étaient pas encore coiffés et de longues boucles blondes dégringolaient sur ses épaules dénudées. Elle se savait ravissante. Pourtant, sans bien s’expliquer pourquoi, elle ne parvenait pas à se réjouir. Quelque chose pesait sur sa poitrine, quelque chose qui l’étouffait sans qu’elle puisse définir ce dont il s’agissait. Elle desserra légèrement son corset et appela Marie-Ange, la gouvernante. Alors, elle s’installa à sa coiffeuse. Pendant de longues minutes, la bonne peigna ses cheveux défaits. Sophie faisait face au miroir et se regardait, fixement. Celle qu'elle voyait cherchait vraisemblablement à lui dire quelque chose. C’était comme si une conversation muette se jouait entre les deux femmes, entre elle et son reflet. Qui était-elle ? Et qui serait-elle bientôt ? Elle sentait comme une évidence que celle qu’elle imaginait devenir serait une autre, parce que les yeux qui la fixaient, ces yeux vides, n’étaient pas ceux d’une jeune fille qui s’apprête à se marier, mais ceux d’une vieille femme triste, qui n’aurait jamais connu ni les bras chauds d’un homme, ni ceux tendres d’un enfant. Pour la première fois depuis l'enfance, Sophie ne trouva pas de réconfort dans son reflet. Car ce n'était définitivement pas elle qu'elle y voyait. Alors, elle ferma les yeux et laissa Marie-Ange faire son travail. Quand elle les rouvrit, elle était coiffée. Ses cheveux avaient été rassemblés en un chignon tressé auquel était attaché un voile léger. Elle se leva et se regarda en pied dans la psyché. Cette fois, c’était bien elle qui lui faisait face : une jeune fille radieuse à l’idée d’être bientôt femme. Alors elle sourit, soulagée, et sortit de la chambre, pour marcher vers sa destinée.

Monsieur Rambault l’attendait dans l’entrée. Elle descendit l’escalier avec élégance et déposa délicatement sa main sur celle que son père lui présentait. Tous deux sortirent de la maison et marchèrent à travers le parc, jusqu’à la chapelle où patientaient les invités. Il avait été précisé à Constant qu’il devrait arriver à 11h20 et se rendre devant l’autel où le rejoindrait Sophie, qui entrerait dans la chapelle à 11h30. Monsieur Rambault était persuadé que ces quelques minutes d’attente créeraient une tension dramatique d’une folle intensité. La foule trépignerait d’impatience puis, lorsque la musique retentirait, tous se retourneraient, les yeux écarquillés et le sourire béat, pour admirer la mariée qui défilerait au bras de son digne père.

Pourtant, à quelques pas de la chapelle, Monsieur Rambault se crispa. Il était 11h30 précises sur sa montre à gousset et aucune mélodie ne se faisait entendre. Père et fille avancèrent encore et lorsque leurs deux silhouettes se dessinèrent dans l’encadrure de la grande porte, tous les invités, comme prévu, se retournèrent sur eux. Mais sur leurs visages, Monsieur Rambault ne lut que du dépit. Soudain, il sentit le bras de Sophie se raidir. Il se tourna vers elle. Elle était livide.

- Il n’est pas venu, souffla-t-elle.

Alors, il regarda devant l’autel. Et en effet, Constant n’était pas là.

Dans la chapelle régnait un silence retentissant. Pourtant Sophie entendait un son strident. Un sifflement dont les vibrations résonnaient dans sa tête pour la première fois, mais qui plus jamais, ne la laisserait en paix. Telle une lame acérée, il poignardait sa cervelle avec une telle intensité qu’elle aurait voulu se frapper le visage de ses deux mains pour qu’il cesse. Mais elle se contenta de baisser les yeux.


Constant avait laissé une lettre. Il lui expliquait les raisons de son choix. Des raisons dont elle se fichait éperdument, à vrai dire. Parce qu’elles étaient en lien avec ce qui ne l’avait jamais intéressée. Son travail. Ses obligations. Celles que son père lui imposait et dont il ne voulait pas. Il avait fui son destin. Pas elle. Non, elle, il l’aimait, avait-il écrit. Mais cette vie qu’on lui imposait, il ne la supportait pas !

Sophie avait lu la lettre d’une traite et puis, elle l’avait jetée sur le lit. Ce n’était pas qu’il ne soit pas venu le problème. C’était qu’il avait fait ce qu’elle aurait dû faire, elle. Il était parti. Il avait disparu pour construire une vie qui lui ressemblait. Et elle, elle n’avait pas osé. Pire, elle n’y avait même pas songé. Alors qu’elle n’en avait pas plus envie que lui, de ce destin ! Elle s’était convaincue que l’amour viendrait. Avec le temps et les sollicitudes de son époux. Elle s’était convaincue que la vie qu’on lui proposait de vivre en valait bien une autre. Elle avait cédé aux exigences de son père et aux caprices de sa mère, songeant que c’était peut-être cela le bonheur, puisqu’ils semblaient heureux, eux, ses parents, dans cette vie toute tracée par d’autres. Le temps d'un instant, celui d'une marche au bras de son père, elle avait accepté l’idée de devenir comme sa mère. Et en entrant dans la chapelle, elle avait compris qu’elle ne serait jamais elle. Parce qu’elle était autre.... Mais qui? La vie lui offrait-elle l’occasion d’être elle-même ? Ou bien la punissait-elle de n’avoir pas su se choisir quand elle l'aurait dû?

Sophie peinait à réfléchir. Dans sa tête, le sifflement était de plus en plus intense. Il faisait taire ses pensées, qu’elle n’entendait plus qu’au loin, comme le faible écho de sa voix dans le vide. Elle s’allongea sur le lit, près de la lettre de Constant. Ç'aurait pu être lui. Il aurait pu se trouver là, près d’elle. Elle aurait caressé sa peau, découvert les formes abruptes du corps d’un homme. Elle aurait senti ses mains chaudes délacer son corsage, et sa bouche humide parcourir ses courbes frémissantes. Elle ferma les yeux et imagina Constant au-dessus d'elle. Son corps lourd et puissant pesait sur le sien. Elle sentait jusqu'au souffle de sa respiration. Alors, elle fit glisser ses doigts sous ses jupons pour caresser son sexe brûlant. Elle connut seule l’extase qu’un homme s’apprêtait à lui offrir. Au lieu de pleurer, comme une jeune fille délaissée, elle se fit jouir intensément. Et quand son dos se courba, sa tête se tut. Plus un bruit. Plus un murmure. Le vertige du néant. Son corps trembla. Elle s’abandonna à l’instant, puis s’endormit. Profondément.

Lorsqu’elle se réveilla, brusquement elle se leva et fit face au miroir puis, comme un défi lancé à la vie, elle clama : « Je te choisis ». Mais en vérité, elle n’avait aucune idée de qui elle choisissait.


Quelques année plus tard, Monsieur Rambault mourut d’une maladie de cœur. Sa femme le rejoignit très vite dans la tombe. Sophie n’en ressentit pas la moindre peine. Depuis le jour de son mariage raté, elle avait pris l’habitude de se taire, de n’écouter que le sifflement dans sa tête lorsque d’autres parlaient, et de jouer du piano lorsque ce son l’oppressait. Les notes alors, adoucissaient l’agressivité de ce bruit strident qui ne disparaissait que dans les brefs instants où elle s’abandonnait à ses doigts devenus experts à la faire défaillir. Elle avait vécu isolée du monde alentour, ne prêtant plus attention qu’à ce son qui cisaillait sa cervelle, sans autre compagnie que lui, qui faisait souffrir son corps mais protégeait son âme.

Au décès de ses parents, elle prit tout de même la responsabilité de gérer le domaine et fit des affaires. Parfois, elle donnait des leçons de piano aux enfants des couples qui travaillaient sur ses terres. Et bientôt, elle se mua en cette autre qu’elle avait vu dans le miroir avant la cérémonie du mariage. Bientôt, ses cheveux blanchirent et les yeux vides et tristes qui l’avaient fixée ce jour-là devinrent les siens. Toute son existence, elle avait fait taire ses émotions, pour mieux se mentir à elle-même, se donner l’illusion qu’elle avait choisi son destin, mais le sifflement dans sa tête, lui, disait la vérité. Parce que c’était le son du silence. Le bruit du vide, qui définissait sa vie. Cette vie sans un autre. Mais surtout, cette vie sans elle. Sophie était morte le jour de ses épousailles, et dès lors avait vécu pour elle, l’autre dans le miroir.













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