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Photo du rédacteurEmmanuelle DESCAMPS

Le disparu

Dernière mise à jour : 5 juin 2022



Son époux était mort en mer. C’est du moins ce qu’on lui avait dit. Et elle l’avait cru. Parce qu’évidemment, on ne lui avait pas ramené son corps. De lui, il ne lui restait qu’un portrait ancien qui trônait sur la cheminée et qu’elle embrassait chaque matin, religieusement. Au cimetière, on avait enterré un cercueil vide et souvent, avec son fils, elle allait se recueillir sur cette tombe qui n’en était pas une. Une croix blanche surplombait une couche de graviers ternis. Il y était inscrit : A notre cher disparu. Et ce mot. Disparu. Ce mot n’était pas un euphémisme. Un matin, elle avait vu son mari embarquer sur un navire qui s’était échappé à l’horizon, puis s’était effacé peu à peu, pour ne plus jamais revenir. Qu’était-il arrivé ? Jamais elle ne le saurait. Et c’était difficile. Car comment fait-on le deuil d’un être que l’on n’a pas vu mort ? Comment ne pas se sentir abandonnée ? Comment ne pas penser, dans les moments de désespoir, qu’il avait choisi un autre destin ? Qu’il était monté sur ce bateau pour lui échapper, échapper à cette vie de rengaines auprès d’elle. Elle qui peut-être, ne le satisfaisait pas. Comment ne pas le croire étendu au milieu des fleurs sauvages, caressant le corps nu d’une naïade à la peau d’ébène ? Et ce doute était une souffrance plus grande que la certitude de sa mort. Qu’il l’ait fuie. Qu’il l’ait laissée seule, avec son fils. Ce fils, qui avait le même regard lointain que son père. Ce fils, qui lui rappelait tellement son amour perdu.


Gabriel vouait un culte à ce père qu’il n’avait pas connu. Ou si peu. Lui l’imaginait combattre les vents, affronter les tempêtes. Il le rêvait en Ulysse, terrassé par les dieux, mais resté glorieux. Et il sentait au fond de lui, dans ses entrailles, qu’au moment de mourir, lorsque face aux éléments surpuissants, il avait renoncé, lorsqu’au fond des abysses, son corps avait coulé pour ne plus remonter, il avait songé à lui. A ce fils qu’il ne reverrait plus. Que peut-être même, il avait prononcé son nom. Dans un dernier espoir de survie. Et il se disait souvent que, s’il hissait lui aussi la grand’voile d’un navire en partance pour l’infini, s’il voguait sur cette mer ennemie et qu’il revenait, lui, auprès de sa mère, il vengerait son père. Il le sauverait même peut-être, d’une certaine façon. Affronter les éléments et les vaincre cette fois, comme pour faire la nique au Destin. Alors, il allait sur le port, là même où arrivaient et repartaient les grands cargos. Il s’asseyait à même le sol et il observait le tumulte des marins qui descendaient, déchargeaient et repartaient. Certains restaient. Ils prenaient leurs femmes et leurs enfants dans leurs bras dans de grands éclats de rire. Parfois, quelques larmes coulaient. Des larmes de joie. De celles que ni Gabriel ni sa mère ne connaissaient. Eux, leurs larmes, elles avaient un goût acre. Parce qu’ils les retenaient l’un et l’autre. Et que ce n’était qu’en secret qu’elles coulaient, après des jours à les empêcher. Souvent même, elles coulaient sans prévenir. Elles surgissaient tout à coup. Gabriel les haïssait ces larmes-là. Ces larmes nocturnes et silencieuses. Il les sentait monter dans sa gorge quand elles coulaient sur le visage de sa mère, et que la maison se chargeait d’une énergie lourde, pesante, qui l’étouffait. Dans la chambre près de la sienne, sa mère pleurait. Parce que ses draps étaient froids et que ses bras à lui, ne suffisaient pas à la réchauffer. Et ça lui faisait tellement mal. De ne pas être un homme encore, pour prendre soin de celle qu’il aimait tant. De ne pas être capable de la protéger des démons qui la nuit, venaient la hanter et faire peser sur elle, le poids de la solitude. Alors, il pleurait à son tour. Il pleurait de colère. Contre lui-même. Et contre les dieux des mers. Qui lui avaient enlevé son père. Qui ne lui avaient laissé que le vide et l’absence. Une silhouette fantomatique, qui surgissait par instants du portrait posé sur la cheminée, et lui souriait, sans pouvoir l’apaiser.


Gabriel eut bientôt 16 ans. Ses bras étaient forts. Son torse, puissant. Sa stature était déjà celle d’un homme. Quand il allait au port, il ne s’asseyait plus sur le sol. Il restait debout. Droit. Et presque hautain. Dans une posture franche de défi, il scrutait l’horizon sans ciller.

Un soir, sa mère ne le voyant pas rentrer, s’était inquiétée. Elle était partie à sa recherche et presque instinctivement, s’était dirigée vers le port. En chemin, elle avait croisé le vieux Gaston :

- Où cours-tu comme ça ma bonne Louise ? Tu cherches ton grand ? Je l’ai vu sur le port tout à l’heure ! Droit comme un i ! Il regardait la mer sans bouger… Qu’est-ce qu’il a ton gars, dis-moi ?

Louise ne répondit pas. Elle courut droit au port et quand elle arriva, essoufflée, elle vit que son garçon était toujours là. Lentement, elle s’approcha de lui, et mit sa main sur son épaule qui frémit sous ses doigts. Gabriel sembla s’extraire d’une torpeur lointaine. Son regard était trouble. On aurait dit qu’il avait quitté son corps et qu’il était en train de s’y réinstaller, difficilement.

- Il faut rentrer mon chéri, lui dit tendrement Louise.

Il la suivit calmement. Presque fébrilement. Et tout le temps que dura le retour, ni lui ni elle ne s’adressèrent la parole. Pourtant, une sous-conversation se jouait. Les mots muets s’entrechoquaient contre leurs deux cœurs souffrants. Elle l’avait bien compris, Louise, que son fils allait partir. Elle le savait, mais elle ne le voulait pas. Qu’avait-il besoin d’aller chercher en mer ? Que pensait-il y trouver ? Qu’espérait-il pouvoir accomplir là où son père avait échoué ? Gabriel aurait voulu la prendre dans ses bras, la rassurer pour une fois, lui dire que tout irait bien. Mais il savait que rien n’y ferait. Que des larmes couleraient sur son visage et qu’il ne parviendrait pas à les apaiser. Alors il resta silencieux, marchant dans les pas de cette mère aimée, dont il voyait les épaules frémir. Et il se doutait bien que ce n’était pas à cause du froid.


C’est elle qui brisa finalement le silence, quelques jours plus tard :

- Quand comptes-tu t’en aller ?

Gabriel fut surpris de la tournure de cette question. Il songea même que peut-être Louise avait fini par accepter l’idée de le laisser prendre la mer. Alors avec un enthousiasme méfiant, il répondit :

- Le navire qui a accosté hier… Il repart la semaine prochaine. J’ai parlé à un des gars de l’équipage. Il m’a dit que…..

Mais il ne put terminer sa phrase. Louise avait éclaté en sanglots. Assise sur une chaise dans la cuisine, recroquevillée sur elle-même et la tête dans les mains, elle semblait minuscule. Gabriel regarda un moment ce petit corps tremblant sans oser ni bouger ni parler. Sur le dos de sa mère, il voyait se dessiner les vagues du désespoir. Sa peau frémissante semblait onduler. Louise étouffait dans ses larmes qui coulaient par flots. Parfois, dans un hoquet, elle relevait la tête pour respirer, comme le noyé qui dans un dernier élan de vie, remonte à la surface de l’eau meurtrière, pour y trouver un peu d’air avant de sombrer. Honteux et désolé, Gabriel s’approcha finalement d’elle pour la prendre dans ses bras. Mais à peine ses mains l’eurent-elles frôlée qu’elle explosa de colère. Elle se leva soudain. Dans un geste brusque, elle débarrassa son visage des quelques mèches de cheveux humides qui gênaient sa vue. Et Gabriel vit alors poindre sur lui deux éclairs qui le foudroyèrent. Les yeux noirs de sa mère exprimaient une telle hargne qu’il recula d’un pas. Telle une bête enragée, elle se jeta sur lui, frappant son torse de ses deux poings, hurlant des mots hideux que Gabriel refusa d’écouter. Il plaqua ses deux mains sur ses oreilles et laissa Louise se démener sur son corps jusqu’à ce qu’elle abandonne. Alors elle s’effondra sur le sol froid de la cuisine, aux pieds de son fils qu’elle aimait tant et ne bougea plus. Gabriel la prit dans ses bras, et la porta comme on porte une mariée, jusque dans sa chambre. Il l’allongea sur le lit et s’assit près d’elle. Dans un dernier sursaut, elle s’agrippa à son cou et supplia :

- Ne me laisse pas. Je t’en prie, ne pars pas.

Mais Gabriel ne dit rien. Il détacha de lui les bras de sa mère qui le serraient si fort. Il caressa sa joue chaude et humide. Et il sourit. Comme on sourit à un enfant malade. Puis il se leva et rejoignit sa chambre. Dans la nuit, il entendit plusieurs fois sa mère se lever pour aller vomir. Mais il n’alla pas la soutenir. Lorsqu’il fut certain qu’elle s’était endormie, il mit ses affaires dans un sac, griffonna quelques mots sur un papier qu’il laissa sur la table de la cuisine, et s’en alla. Sa décision était irrémédiable : il prendrait le premier bateau au départ, quel qu’il fût.

Lorsque Louise s’éveilla, elle sursauta et se leva d’un bond. Gabriel était-il toujours là ? Elle courut dans la chambre vide, puis dans la cuisine où elle aperçut le mot qu’il avait laissé :

Ne t’en fais pas. Moi, je reviendrai.

Une lame affûtée transperça son corps amolli. Jamais elle n’avait ressenti une telle douleur. Elle s’écroula sur le sol. Terrassée. Qui serait-elle sans lui ?


Les mois qui suivirent furent invivables pour Louise. Parce qu’elle ne vivait plus, justement. Elle survivait. Chaque jour était le même que le précédent. Fait de tâches vides et de douleurs pleines. Le visage de son fils occupait tout l’espace de sa pensée, comme celui de son père avant lui. Deux visages qui se confondaient et qui agissaient comme un filtre terne sur les images de son quotidien. Tout était comme assombri dans son univers. Le matin, elle peinait à se lever. Parce que son corps était lourd malgré sa taille devenue fine. Et tout le reste de la journée, elle le traînait, ce corps, le contraignait à rester debout, à avancer sur le chemin de son existence. Il fallait tenir. Pour être là, s’il revenait. Ne pas renoncer. Pourtant, bien des soirs, en s’endormant, elle espérait ne pas se réveiller. Partir, elle aussi. Quitter son corps et devenir à son tour, une silhouette floue qui flotterait au dessus du réel. Et puis le rejoindre. Lui. Son disparu. Son héros tant aimé. Se rappeler à son souvenir et danser avec lui dans l’atmosphère. Danser comme au jour béni de leurs épousailles. Danser en légèreté. Mais elle se réveillait toujours. Et même si c’était difficile, même si c’était laborieux, elle remerciait le ciel de la laisser en vie. Parce que sans doute, c’était le signe que Gabriel allait rentrer. Que bientôt, elle sentirait sous ses mains son corps d’enfant devenu homme. Elle retrouverait l’odeur de sa peau. Le grain de sa voix et ses éclats de rire. Alors elle attendait. Fébrilement. Mécaniquement.

Quand le soir tombait, et que seule, elle se retrouvait dans sa petite maison vide qui lui semblait si grande à cause du bruit qu’elle ne faisait pas, elle ouvrait la grande armoire en chêne de sa chambre et retirait du cintre sur lequel elle trônait, sa vieille robe de mariée. La dentelle s’était élimée avec le temps et le blanc immaculé avait terni. Elle la revêtait alors, ainsi que les gants de satin qu’elle portait ce jour-là. Elle était devenue si maigre que la robe flottait autour de son corps, comme si personne au fond ne la portait, cette robe. Comme si elle tenait debout toute seule. Elle se regardait dans le miroir et croyait voir un spectre. Le spectre de celle qu’elle avait été autrefois. Le spectre d’un passé révolu. Et puis, elle se mettait à danser. A virevolter de la chambre à la cuisine, comme au jour de ses noces. Ses pieds étaient nus et claquaient sur le carrelage froid. Elle ouvrait les bras comme s’ils enlaçaient un autre corps. Celui de son disparu dont elle devinait le visage dans le néant. Celui de son fils aussi. Et elle le voyait remuer la bouche. Et elle l’entendait prononcer les mots qu’il avait écrit. Moi, je reviendrai. Alors elle s’apaisait. Cette danse nocturne et quotidienne, voilà tout ce qui la réconfortait. Cette danse, c’était son rêve vain. Les retrouvailles dans l’éther avec l’homme aimé. Et celles dans la matière avec le fils prodigue. Cette danse, c’était son espoir. Celui qui la gardait en vie.


Un matin, le vieux Gaston frappa à sa porte. Échevelée, elle alla ouvrir.

- Il revient. Son bateau va bientôt accoster.

Louise d’abord ne comprit pas bien ce qu’elle venait d’entendre. Elle resta immobile un long moment, le regard fixe et les bras ballants. Est-ce qu’elle rêvait encore ? Etait-elle morte cette nuit ? Le vieux Gaston la prit par la main et la guida jusque dans sa chambre.

- Habille-toi, lui dit-il. Gabriel est revenu, entends-tu ?

Il lui serrait le bras si fort qu’elle n’eut d’autre choix que de s’éveiller. Alors, elle fit ce qu’il lui ordonnait et sortit en courant de la maison. Quand elle arriva sur le port, elle l’aperçut au loin. Elle accéléra le pas, sans bien savoir comment son corps affaibli supportait encore un tel effort sans l’abandonner. Et enfin, comme elle l’avait tant rêvé, elle se blottit contre lui. Sa tête heurta son torse fort et autour d’elle, elle sentit ses bras qui l’enlaçaient. Ils restèrent ainsi un long moment sans bouger. Elle entendait battre le cœur de son garçon dans sa poitrine. Des palpitations régulières qui résonnaient dans ce corps chaud et mouvant. Il était vivant. Et il était là !

- Je t’avais bien dit que je reviendrai. Tu vois ?

Louise leva lentement la tête pour voir les yeux de son fils. Mais lorsqu’elle plongea son regard dans le sien, elle ne le reconnut pas. Il lui passa la main sur le visage pour écarter une mèche de ses cheveux devenus gris mais il ne sourit pas. Comme s’il ne savait plus comment on faisait ça. Sourire. Et regarder la vie avec gratitude. Que s’était-il passé ? Louise s’écarta de lui. Elle lui tenait les mains et à cette distance, elle prit le temps d’observer son corps tout entier. Il était bien là, debout devant elle. Mais quelque chose avait changé. Quelque chose était différent. Quelque chose qui l’avait meurtri et affaibli.

- On va devoir marcher à mon rythme, dit-il.

Alors, il lâcha les mains de sa mère et fit un premier pas. Mais le second fut long à suivre. Sa jambe était raide. Il la traînait comme on traînerait un cadavre. Un corps mort qui résiste. Qui pèse si lourd que Gabriel avait besoin de l’aide de ses deux mains pour le faire avancer. Sa jambe avait rendu l’âme. Mais elle était toujours là, accrochée à son corps sans pouvoir se mouvoir. Elle était là, comme le poids qui depuis toujours pesait sur sa vie. Comme son père. Son père qu’il était allé chercher aux fonds des mers, et que manifestement, il avait ramené. Triste ironie du sort.

Il s’appuya sur les frêles épaules de sa mère, et lentement, la tête baissée et les yeux au sol, pour ne croiser le regard de personne, il se traîna jusqu’à la maison.


Comment vit-on avec un autre en soi ? Comment parvient-on à se trouver ? A savoir qui l’on est, lorsqu’on est sans cesse appelé à incarner une autre identité ? Gabriel, lui, n’y parvint jamais.

Plus les années avançaient et plus sa jambe le faisait souffrir. Et même s’il faisait mine de rien, même s’il souriait à sa mère quand, du coin de l’œil elle le regardait, il souriait de travers. Un sourire oblique qui suivait la même courbe que la cicatrice épaisse qui lui cisaillait le mollet. Sa jambe, il la maudissait. Elle le maintenait agrippé au sol, l’immobilisait, l’empêchait de marcher et de vivre. Il n’était plus lui. Il n’était plus ce jeune homme intrépide qui se rêvait héroïque. Il n’était plus qu’une ombre. Mais même pas l’ombre de lui-même. Non. Il était l’ombre de son père. L’ombre du disparu. Vivant mais mort. Présent mais absent. Un demi-fils et un faux époux.

Jusqu’à la mort de Louise, quelques années plus tard, il resta près d’elle. Il vécut avec sa mère, sans vraiment sortir de la maison. Caché. Isolé. Évitant même les miroirs, de crainte de ne pas s’y reconnaître. D’y voir plusieurs visages à la fois et de ne savoir lequel était le sien. Il y avait tellement de voix dans sa tête. Tellement de voix diverses dont il ne distinguait pas les timbres. Et il ne savait laquelle écouter. Quel conseil prendre en compte. Incapable désormais de faire le moindre choix. Toujours ralenti par cette jambe qui lui faisait si mal. Qui le rappelait à son incapacité d’être, lorsque par instants, il s’imaginait quitter sa mère et vivre auprès d’une autre, une femme qu’il aurait choisie et qui le reconnaîtrait, elle, pour ce qu’il était, qui saurait voir, elle, qui il était devenu, et l’aiderait à arpenter, même lentement, le chemin de sa vie. Le bon chemin. Pas celui de la honte et de la culpabilité.


Lorsque Louise mourut, Gabriel avait 36 ans. Elle avait développé des douleurs dans l’estomac. Des douleurs vives, qui la pliaient en deux et la maintenaient au lit des jours durant. Ces douleurs étaient si fortes qu’elles lui rappelaient celles qu’elle avait ressenties en mettant son fils au monde. C’était des contractions violentes, mais qui ne s’apaisaient jamais. Comme un accouchement sans issue. L’acte sans la libération. L’enfant qui ne vient pas. Qui ne naît pas. Et pourrit en dedans. Gangrène les entrailles de sa mère. Se gangrène lui-même. Un petit être happé par la mort. Le corps tout bleu. Parce qu’il cherche l’air du dehors mais ne le trouve pas. Et reste à l’intérieur. Là où il se croit à l’abri, mais dépérit, et fait souffrir celle qui le porte et ne parvient à l’expulser.

Quand Louise rendit l’âme, Gabriel était auprès d’elle, à lui tenir la main. Il l’avait vue soudainement s’apaiser. Son visage marqué des stigmates de la douleur, son visage toujours contracté, s’était tout à coup détendu. Il avait vu ses traits se déplier, se lisser, s’adoucir en somme. Et en cet instant où elle passait de l’autre côté, il l’avait trouvée belle. Quand il comprit qu’elle était partie, quand il sut que son corps inerte ne se redresserait plus pour l’étreindre, lui, assis au bord du lit, et qu’il ne sentirait plus ses bras tendres et fluets agripper son cou, alors, à cet instant précis, il fit ce qu’il n’avait plus osé faire depuis des années. Il s’effondra sur Louise et il pleura, à gros sanglots, comme l’enfant qu’il avait été. Elle sentait encore la même odeur qu’autrefois, un mélange de rose et de chèvrefeuille, l’odeur du printemps, de la nature qui renaît. Et il la respirait, cette odeur, il en remplissait ses poumons comme pour se remplir de ce que Louise avait été. Se remplir d’elle pour la porter en soi, comme il portait son père. La garder en vie à l’intérieur de lui. Voilà ce qu’il avait été au fond, le porteur de la vie des autres, le gardien de leur existence. Alors, il se releva. Difficilement. Sa jambe lui faisait bien mal encore. Elle lui faisait même plus mal que les autres fois. C’était une douleur terrible, insupportable. Il atteignit en gémissant la cuisine mais trébucha. Son corps s’écroula sur le carrelage froid. Et quand sa tête heurta le sol, elle brisa un carreau fêlé depuis plusieurs années.


C’est le vieux Gaston qui les trouva un matin. Louise, telle une madone, étendue sur son lit, les bras croisés sur la poitrine. Et Gabriel, la tête baignant dans une mare de sang. On les enterra tous les deux près de la tombe du disparu.

Ce disparu qui, au fond, n’était jamais parti.


FIN


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