Chapitre 4
Angélique naquit un jour d’été. Marie avait accouché dans son lit. Sa mère était venue. Non pour soutenir sa fille. Non pour l’accompagner et apaiser sa douleur. Il n’y eut ni gestes tendres, ni mots réconfortants. Non. Elle n’était venue que pour mettre au monde l’enfant. Parce qu’elle connaissait la mécanique. Le corps est une machine, avait-elle dit énergiquement, en entrant dans la pièce. Une machine dont elle maîtrisait les ressorts. Alors, ce n’était pas l’heure des plaintes. Il fallait accomplir l’ouvrage. Remplir la tâche. Et se taire. Évidemment.
Ce fut donc dans un silence absolu qu’Angélique vint au monde. Le silence de sa mère d’abord, qui étouffait sa douleur honteuse. Le silence de sa grand-mère aussi. Qui donnait l’exemple. Agissait en dignité. Et puis le sien. Car, comme pour ne pas rompre avec la tradition, elle n’avait pas pleuré en quittant le ventre de sa mère. Pourtant, au moment où avaient paru ses épaules, Marie avait relevé son buste et dans un geste fébrile, elle avait avancé ses deux mains vers ce petit corps qui surgissait de ses entrailles. Repoussant sa mère, elle avait saisi sa fille et l’avait posée sur son corps, entre ses seins. La vieille avait maugréé, s’inquiétant de ne pas entendre l’enfant pleurer. Elle avait voulu la prendre mais lorsqu’elle s’était approché d’elle, à cet instant précis, Angélique avait poussé son premier cri. Et Marie avait compris ce mot qui n’en était pas un. Il disait qu’elle l’avait choisie, elle, pour être sa mère. Alors, Marie s’était autorisée à parler, elle aussi.
« Laisse-nous, maman » avait-elle ordonné.
Mais la vieille n’avait pas eu le temps de s’exécuter. En entendant l’enfant pleurer, Jean, qui faisait les cent pas dans le couloir depuis des heures, avait surgi dans la chambre et d’une voix essoufflée, il avait dit :
« Il est là ? »
Ce furent les seuls mots qu’il prononça. Il s’était arrêté brusquement en découvrant Angélique. Marie avait tourné lentement la tête vers lui et elle l’avait regardé, l’air hagard et désabusé, le corps abattu et les épaules tombantes, statique, dans l’encadrure de la porte.
Angélique n’entendrait plus jamais la voix de son père. Le silence dont il la punissait en cet instant durerait toute sa vie. Son âme avait choisi de s’incarner dans un corps féminin. Et cela, elle ne pourrait jamais rien y changer. Ce silence lourd et pesant, le silence réprobateur de ce père déçu disait le désamour et la honte et Angélique sembla le comprendre, car soudainement, elle cessa de pleurer. Alors, face à ces trois générations de femmes silencieuses qui le regardaient se taire, Jean sentit soudain la colère l’envahir. Brusquement, il tourna les talons et disparut. On l’entendit juste claquer la porte d’entrée.
La vieille alors, regarda Marie sans manifester la moindre réaction. Elle coupa le cordon ombilical et prit l’enfant pour la baigner. Et tandis qu’elle manipulait ce petit corps, Marie devina une larme sur le visage de sa mère. Cette larme, la vieille n’avait pu la retenir. Et Marie savait bien que ce n’était pas d’émotion qu’elle pleurait. Non. Elle pleurait sur le destin d’Angélique. Ce destin déjà tout tracé par la réaction de son père. Elle serait femme et elle en souffrirait. Obligée de se taire, elle aussi. De se soumettre. Par honte. Celle de ne pas être née homme. Elle souffrirait. Comme sa mère souffrait en cet instant, de ne pas avoir reçu de son époux, le baiser qui remercie. Et Comme elle aussi, la vieille, qui sentait son cœur se serrer chaque fois que son mari se brûlait la langue sur la soupe trop chaude.
- Le prochain sera peut-être un garçon, murmura-t-elle.
Mais Marie ne sut que répondre. Le corps inerte sur les draps ensanglantés, elle sentait dans sa tête bouillonner une colère étouffée. Elle aurait voulu se lever, quitter la chambre et, nue et offerte aux regards surpris des villageois, hurler son désespoir. Elle s’imaginait, dévoilant son corps de femme meurtri et déchiré, son ventre vide et flasque et sur ses cuisses, le sang qui coule, dessinant des sillons, des chemins vers la terre. Alors, les pieds ancrés dans le sol, droite et digne, la poitrine lourde déjà du lait qui l’engorgeait, elle ordonnerait qu’on la regarde enfin, qu’on ose affronter ce spectacle cru sans baisser les yeux, sans être envahi de honte. Elle venait de donner la vie, elle venait d’accomplir cet exploit-là, offrir au monde un être entier, un être de chair et d’ether, une âme incarnée. Et pourtant, elle avait étouffé ses cris de douleur. Pour conserver sa dignité. Ne pas révéler dans l’effort sa part d’animalité. Rester femme. Belle et silencieuse. Même lorsque ses entrailles se déchiraient. Même lorsque rôdait l’instinct de mort. L’envie de lâcher-prise. De renoncer. De se laisser partir pour ne plus souffrir. Voilà ce que sa mère avait ordonné. Et elle s’était plié à cette volonté. Comme si l’acte en soi, mettre au monde un enfant, n’était rien de plus qu’une de ces actions banales qu’exécutent les femmes. Une de ces actions triviales qu’on ne doit accomplir qu’en dehors du regard écœuré des hommes. Dans le calme de la maison, ou de la chambre. Pour que tout soit en ordre lorsqu’ils rentreraient. La vaisselle et le linge propres. Et l’enfant dans les bras. Un poupon de cire, déjà repu du sein de sa mère, madone bienheureuse qui sourit, béate, à l’époux triomphant qui lui a fait don de sa semence.
Marie soudain, fut prise de spasmes. Elle aurait tant voulu hurler sa peine et sa colère. Mais les mots s’entassaient dans sa gorge et l’étouffaient. Il lui fallait de l’air. Vite. La vieille ouvrit la fenêtre et la brise estivale vint caresser le corps endolori de Marie qui s’apaisa en apercevant au loin les nuages pâles qui fuyaient par le ciel bleu.
« Il faut la nourrir à présent. »
La vieille posa Angélique sur le corps de sa mère et la petite bouche se mit à téter le sein chaud. Et dans cet instant, quand les effluves du parfum délicat de ce petit être innocent parvinrent à ses narines, Marie sut qu’elle n’était plus seulement femme. Elle était devenue mère. Et même si d’un amour immense elle était submergée, elle comprit qu’aux rôles éprouvants qu’on lui demandait de jouer depuis l’enfance, un autre venait de s’ajouter.
Marie passa la nuit avec Angélique. L’enfant avait dormi contre elle. Elle, elle n’avait pas fermé l’œil. Jean n’était pas rentré. Il ne revint au logis que trois jours plus tard. Mais il n’était plus le même homme. Marie ne demanda pas où il avait dormi. Elle ne demanda rien. Plus jamais. Car elle n’avait plus qu’un seul but désormais. Protéger Angélique de la noire colère de son père. Quand il passait près du berceau, il n’y jetait pas un regard. Souvent même, il y donnait un coup de hanche discret. Le lit s’agitait alors et l’enfant avec lui. Et Marie se précipitait vers Angélique qui s’était mise à pleurer. Elle vivait dans la peur. Celle de voir disparaître sous la fureur de son père, l’enfant candide qu’elle avait mise au monde.
Et cette vie dura deux ans.
Marie dormait seule avec sa fille. Mais parfois, lorsque Jean rentrait ivre, il la rejoignait dans le lit et elle se laissait faire, espérant secrètement qu’un garçon naisse ensuite. Pour qu’il la laisse. Pour qu’il l’oublie. Pour qu’elle n’ait plus à supporter son haleine fétide et ses coups de reins brutaux qui la meurtrissaient à l’intérieur. Dans ces moments-là, elle laissait aller son esprit. Elle se donnait l’illusion de quitter son corps. Elle se voyait voguer à travers les mers, voler tel un goéland au dessus des eaux bleues. Elle sentait même le vent dans ses cheveux. Et tout disparaissait dans la chambre. Les meubles et les murs. Et le corps lourd de Jean sur le sien. Le dimanche, elle allait à l’église. Alors elle priait devant la statue de la Vierge. Elle la suppliait de la faire mère une seconde fois et de lui donner le garçon qu’elle espérait.
Lorsqu’elle sut qu’elle était enceinte, elle ne dit rien d’abord. Puis très vite, elle comprit que les neuf mois qui arrivaient, allaient éloigner Jean. Qu’il ne viendrait plus la rejoindre la nuit tant que l’enfant vivrait en elle. Alors, un soir où il s’était glissé dans le lit, elle lui avait dit que ce n’était plus la peine de venir. Jean s’était levé et il était parti. Elle vécut sa grossesse comme une libération. Son époux n’était presque jamais à la maison. Elle était seule avec Angélique la plupart du temps. Et puis, l’enfant naquit. Alors elle sut que c’en était fini de cette vie-là. Et elle eut peur de ce qu’il adviendrait d’elles trois, car une nouvelle fois, Marie avait mis au monde une fille.
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