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  • Photo du rédacteurEmmanuelle DESCAMPS

Sacrificielles (Chapitre 3)



Chapitre 3

Marie s'installa avec Jean dans la maison qu'il avait presque entièrement bâtie de ses mains. C'était une bicoque sans prétention qu'on agrandirait lorsque les enfants seraient là. Les enfants....

Jean en parlait sans cesse. Et Marie était attendrie par les propos de son époux. Elle aimait la vie qu'il imaginait pour elle. Cette vie où elle était à la fois l'épouse comblée et la mère dévouée. Le soir, après une journée à s'occuper du logis, elle verrait Jean rentrer de la mine, le dos courbaturé. Alors, elle lui dirait de s'installer dans un fauteuil près de la cheminée et les enfants, joyeux, riraient et joueraient dans le salon autour de ce père au sourire satisfait, qui attendrait le repas, avant de s'endormir dans les bras chaleureux de celle qui l'aurait préparé. Elle serait sa fierté et son repos, celle qui lui aurait donné des enfants à chérir et qu'il chérirait également, pour la douceur de ses gestes et ses silences réconfortants. La vie enfin, lui offrait un destin dont Jean lui faisait le récit avec tant de détails que rien ne semblait pouvoir la priver de cette chance.


- Raconte encore. Raconte-moi la vie qu'on aura bientôt.


Souvent le soir, lorsqu'il lui avait fait l'amour, elle susurrait ces mots à son oreille. Alors, ils s'installaient. Elle se blottissait dans ses bras, la tête sur sa poitrine, pour mieux entendre leurs deux cœurs battre à l'unisson. Et la voix de Jean rompait le silence. Ses mots résonnaient dans la chambre, s'évadaient dans l'espace infini, puis sur les murs, ils dessinaient le spectacle de cette vie rêvée. Une vie simple. Mais heureuse. Et la petite maison grise, près des mines noires, se teintait des couleurs du bonheur, de ce mélange sucré de rose et de nacre qui avait illuminé le jour de leur mariage, et qui bientôt, illuminerait leur existence toute entière. Bientôt. Dès que les enfants seraient là.... Les enfants....


Marie fut bientôt enceinte. Elle le comprit un matin et ne put attendre le soir pour annoncer la nouvelle à Jean. Alors, elle sortit de la maison et courut jusqu'à la mine. Sans refermer la porte derrière elle. Sans même prendre le temps, malgré le froid mordant, de couvrir ses épaules d'un châle de laine. Échevelée, les joues rosies, elle courut à perdre haleine jusqu'à apercevoir la silhouette de son époux qui poussait un chariot à l'extérieur de la mine. Elle n'eut pas besoin de dire un mot. En la voyant arriver, Jean comprit ce qu'elle était venue lui dire. Elle se jeta dans ses bras, et la soulevant sans efforts, il la fit tournoyer dans les airs. Légère, éperdue de bonheur, elle pleura quand il la reposa au sol. Alors, il la serra contre lui. Elle sentit sur sa joue le contact dur de sa poitrine et autour d'elle, ses bras protecteurs. Et elle se sentit aimée comme jamais auparavant. C'était une sensation vertigineuse. Elle était la vie. Sa vie. Il allait enfin être père. Et c'était grâce à elle.


- Oh ! Marie ! soupira-t-il, c'est merveilleux ! Un fils... Je vais avoir un fils.


Ce soir-là, Jean ne rentra pas. Il était allé fêter la nouvelle avec les gars de la mine. Toute la soirée, il avait répété la même rengaine. Il allait avoir un garçon. Un petit homme qu'il regarderait grandir et qui un jour, lui ressemblerait. Les gars s'étaient moqués de lui.


- Qu'est ce que t'en sais qu' ce s'ra un gars, ton marmot ? Qu'est-ce que t'en sais qu' ce s'ra un chef, hein ?

- Je le sais, c'est tout !


Mais il n'en savait rien du tout. Alors il avait bu, beaucoup trop, jusqu'à se mettre en colère et faire s'enfuir tous les gars, lassés de la discussion. On ne contredisait pas le chef à la mine. Alors ils étaient rentrés chez eux. Mais lui, il était resté, seul, au comptoir de la vieille Jeannette, à parler du fils prodigue qu'il n'avait pas encore et sans un mot pour sa douce Marie, qui l'attendait dans la pénombre.


Quand elle l'entendit rentrer, il était tard. Elle avait fini par se coucher mais se leva tout à coup lorsqu'il glissa la clé dans la serrure. Inquiète et dévêtue, elle courut jusqu'à la porte. En la voyant, il sursauta puis maugréa :

- Que fais-tu debout ? Regarde-toi ! Tu vas attraper froid ! Pense au petit. Crois-tu que c'est le moment d'être malade !

Sa voix était fatiguée. Ses mots, en borborygmes, à peine audibles. Il sentait l'alcool. Elle fit un pas vers lui pour le soutenir, l'aider à marcher jusqu'à la chambre, mais d'un geste brusque, il la repoussa.


- Va te coucher !


Il se dirigea vers le salon et se laissa tomber dans le fauteuil. Marie, interloquée, le suivit du regard. Elle resta là, immobile pendant un long moment, ne sachant que dire, comment réagir. Et puis, elle entendit le souffle de Jean ralentir. Il s'était endormi.


Alors elle retourna dans sa chambre et s’emmitoufla dans les couvertures, mais elle ne put fermer l’œil. Que venait-il de se passer ? C'était censé être la plus belle journée de leur existence. Elle avait imaginé ce jour tant de fois. Elle en avait rêvé avec lui, même. Et voilà qu'il la laissait seule vivre ce moment. Qu'il l'abandonnait au froid du lit. Dans le salon, elle l'entendait ronfler. Et ce bruit, régulier et monotone, dénué de poésie et de grâce, ce bruit sonore et puissant, emplissait la maison qui vibrait toute entière. C'était d'infimes secousses, à peine perceptibles, comme les prémices d'un tremblement de terre que seuls perçoivent les êtres sensibles et connectés au Vivant. Marie les ressentait au plus profond d'elle-même. Sa chair frémissait. Ses veines palpitaient. Et les pulsations de son cœur résonnaient, de sa poitrine jusqu'à ses tempes chaudes.

Dans la ville paisible et endormie, son âme agitée était restée éveillée car dans son corps, un puissant cataclysme s'apprêtait à tout dévaster. Et si viscéralement elle le pressentait, elle ne savait pas encore qu'il aurait le visage du petit être qui grandissait dans ses entrailles. Un petit être docile et lumineux, comme sa mère. Une fille.

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