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  • Photo du rédacteurEmmanuelle DESCAMPS

Sacrificielles (Chapitre 2)



Chapitre 2


Au village, on l'appelait « le chef ». Pourtant, comme les autres, il descendait au fond de la mine. Mais c'était le boutefeu. Il était chargé des explosifs, et chacun savait que sa vie dépendait un peu de lui. De lui, et de son père, le gazier, qui parcourait l'ensemble des galeries pour contrôler le grisou. Il s'appelait Jean et il avait l'allure de son surnom. Grand, bien bâti, le regard franc et le sourire ravageur, il faisait tourner la tête de toutes les filles du village. Pourtant, et à la surprise générale, c'est sur Marie qu'il jeta son dévolu. Sur la discrète Marie, celle qui répondait à peine quand on lui adressait la parole et que beaucoup disaient hautaine. C'est qu'elle était jolie Marie, et sa blondeur angélique autant que ses hanches larges avaient plu à Jean. Pour sûr, elle lui ferait de beaux garçons. Grands et solides, comme lui. Il imaginait déjà cette marmaille quittant les jupons de leur mère quand le soir, il rentrerait de la mine. Il les voyait courir jusque dans ses bras, s'agripper joyeusement à son cou en riant. Il passerait la main dans leur chevelure blonde, frictionnant ces têtes minuscules et il sourirait à Marie, la silencieuse Marie, qui ne réclamerait rien, rien d'autre que ce sourire pour être heureuse.

Il fit sa demande un soir de bal. Marie le vit se rapprocher de son père. Alors, elle s'installa sur un banc, de l'autre côté de la piste de danse et les observa, tentant de lire leurs expressions. Elle les voyait à peine à travers la foule virevoltante, mais quand, les danseurs s'écartaient, libérant la vue pour un temps toujours bref, elle sentait sur elle, le poids lourd de leur regard. Elle avait beau se savoir assise, elle se sentait flotter. Sa tête tournait. Son cœur frappait la cadence. Immobile, elle valsait, tournoyait sans plus pouvoir s'arrêter. Bientôt sa vue devint floue. Elle ferma les yeux et compta trois temps avant de les rouvrir pour revenir à elle. Rien n'avait changé. Pourtant, tout était différent. Le temps d'une valse, sa vie s'était jouée, et Marie désormais ne serait plus jamais la même.


Lorsqu'elle rentra chez elle, son père lui parla. Il lui dit d'une voix neutre que le chef souhaitait la marier. Marie ne répondit rien. Elle s'immobilisa, attendant la sentence.

« Il n'est pas bon pour toi cet homme-là, tu sais. Il te fera vivre la misère. C'est un "trop d'gueule"! »

Marie savait bien que si son père disait cela, c'était parce qu'il n'avait pas envie d'avoir pour gendre un homme qui avait une meilleure place que lui à la mine. Elle savait bien que ces mots-là n'étaient que les mots d'un homme.

« Tu veux qu'il soit ton mari ?

- Oui

- Alors, fais comme tu voudras. »


Le mariage eut lieu un dimanche. Ce fut une magnifique journée. Pleine de soleil, de fleurs et de nuances nacrées. Pour l'occasion, Marie avait rafraîchi la robe de Louise, qui avait d'abord été celle de sa mère. Elle y avait brodé de la dentelle aux poignets et sur le décolleté. Elle avait tressé ses cheveux aussi et posé sur sa tête une couronne de fleurs aux couleurs pastel.

Tout l'après-midi, elle dansa, le regard plongé dans celui de Jean. Elle sentait ses larges mains encercler sa taille fine. Et elle songeait aux mots de son père. Son père qui se trompait. Parce qu'on ne pouvait pas mentir avec les yeux. Et que les yeux de Jean lui disaient qu'il prendrait soin d'elle. A lui, elle pourrait tout dire. Parce qu'il la comprendrait. Elle lui poserait toutes les questions qu'elle gardait pour elle et il y répondrait. Il savait, lui, où était parti le chat lorsqu'il avait quitté son corps. La mort, il la connaissait bien. Il la contrôlait, même. Puisqu'il l'empêchait, lorsqu'il descendait à la mine. Tous faisaient confiance aux gestes habiles du chef pour les protéger. Alors, s'il était le gardien de leur vie, il serait aussi le gardien de son cœur. Et pour toujours et à jamais, elle serait libérée de ce qui la torturait tant. La vacuité de la vie. Le vide inhérent à l'existence.

Ce jour-là, Marie fut heureuse. Plus heureuse qu'elle ne l'avait jamais été. Et sans doute aussi, plus heureuse qu'elle ne le serait jamais.

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