Chapitre 1
Marie était une enfant sage. Très sage, même. Elle ne posait jamais de questions. Et pourtant, elle en avait plein la tête, des questions. Des tas. Tout le temps. Mais comme personne jamais n'y répondait, elle avait fini par ne plus les poser. Par les garder pour elle.
Un jour où il faisait chaud, elle jouait dans le jardin de la bâtisse où elle vivait avec ses parents, sa grande sœur et ses trois frères. Elle jouait seule. Chacun vaquait à ses occupations. Louise était déjà presque mariée. Quant aux trois frères, elle n'avait quasi pas de relations avec eux. Le plus âgé se préparait à rejoindre son père pour descendre avec lui dans la mine, au grand damne de sa mère. Quant aux deux plus petits, ils étaient inséparables et ne se souciaient guère d'elle, sauf quand ils avaient besoin d'une maman de substitution. Être une maman à sept ans ? Elle ne comprenait pas bien ce rôle qu'on lui imposait mais elle répondait sans répliquer quand on l'appelait « petite maman ».
Ce jour-là donc, elle jouait dans le jardin. Un jardin qui n'en était pas vraiment un pour elle. Dans son esprit, il pouvait se muer en un château féerique qu'elle arpentait avec la grâce et la légèreté d'une princesse de conte, ou bien représenter le monde entier, qu'elle parcourait à pied, intrépide et libre, telle une aventurière. Ce jour-là, c'était une école. Marie adorait l'école et s'imaginait souvent tenir le rôle du maître. Mais cette fois-là, elle ne rêva pas longtemps car soudain, au fond de sa classe imaginaire, elle aperçut une masse sombre et immobile. Elle s'en approcha. C'était le chat. Il était étendu sur le sol, raide comme un morceau de bois. Mort. Marie le prit dans ses bras et pleura toutes les larmes de son cœur. Ce n'était pas de le sentir si froid. Non. Ce n'était pas qu'il ne réponde pas à ses caresses, à ses secousses. La mort, même à sept ans, elle connaissait. Elle en avait vu partir des vieillards. Et même des plus jeunes, qui descendaient au fond de la mine mais ne remontaient jamais. Elle en avait vu pleurer des femmes, des mères, des épouses ou des filles. Non. Là, c'était différent. Elle se demandait où il était parti. Elle voyait bien que son corps était là, mais puisqu'il ne répondait pas, c'est qu'il était ailleurs. Mais où ?
Elle rentra dans la maison en larmes, tenant le chat serré contre elle. Il fallait qu'elle pose la question à sa mère. Elle devait le savoir, elle, où on allait quand on était mort.
« Qu'est ce que c'est que cette horreur, Marie ? Qu'as tu fait ? »
Sa mère saisit violemment le chat et d'un geste brusque, elle jeta le corps de l'animal. Il passa à travers la porte et rebondit sur l'herbe dans le jardin, pour s'écraser sur le gravier dans un bruit sourd.
« Tu vas apporter la maladie dans la maison ! Viens tout de suite te laver les mains. »
Elle l'attrapa par le col de sa robe élimée et la traîna jusqu'à une grande vasque de pierre dans laquelle stagnait une eau déjà noire. Elle y plongea avec rage les deux mains fluettes de l'enfant, et ses bras aussi, pour les frictionner. Marie observait le geste dur de sa mère sur sa peau douce mais elle ne sentait rien. Elle pleurait sans pouvoir s'arrêter. Et dans un sanglot, d'une voix pleine de hoquets, soudain, elle osa demander :
« Il est où, maman, maintenant ?
- Il est dans le jardin ! Arrête de poser des questions idiotes et arrête de poser des questions tout court. »
Marie alors se tut. Et plus jamais, sauf à l'école, elle ne posa la moindre question.
Elle vécut ainsi dans le silence jusqu'à ses 18 ans. Sa mère ne prêtait guère attention à elle. Elle songeait seulement à ses hommes, eux qui descendaient chaque jour dans les profondeurs de la terre. Elle craignait le pire. Le fameux coup de grisou. Elle était toujours en alerte. En colère aussi. La peur souvent rend mauvais. Sa voix était dure et sèche quand elle s'adressait à sa fille. Et ce n'était jamais pour lui demander comment elle allait. Non. C'était pour ordonner. Marie vivait dans l'ombre de cette mère autoritaire, faisant ce qu'elle lui demandait de faire et le faisant souvent moins bien qu'elle. Elle devait supporter ses moqueries, car, bien des fois, elle l'entendait rire de la maladresse de ses mains, et lorsqu'elle la corrigeait, elle l'appelait « l'intellectuelle ». Comme une insulte. Elle s'était pourtant battue pour que sa mère la regarde un peu différemment. Elle avait appris à coudre, à cuisiner, à lessiver. Elle avait appris à être ce que sa mère appelait une vraie femme. Mais cela n'avait pas suffi à l'adoucir.
« Il va falloir penser à te marier mademoiselle "l'intellectuelle", lui avait-elle dit un jour dans la cuisine alors qu'elle écossait des haricots. Tes mains sont assez gercées pour ça. Maintenant, tu es prête au combat. »
Prête au combat ? C'était une drôle d'expression. Marie pensait savoir ce que c'était que d'être une épouse. C'était attendre toute la journée, et remplir sa vie de tâches ingrates pour ne pas voir le temps passer et pour qu'en rentrant, l'homme se sente accueilli. C'était ne jamais attendre un merci. C'était se plier en quatre pour celui qui risquait sa vie chaque matin afin qu'à la maison, il y ait du pain. Aimer, c'était se sacrifier. Elle l'entendait bien cela. Et elle l'acceptait. Mais un combat ? Elle ne comprenait pas. Sa mère souffrait-elle de son état ? De cette situation d'attente journalière ? C'est vrai que son visage était usé par les ans. Elle avait dû être belle un jour mais c'était avant elle, avant Marie. Parce que du plus loin qu'elle pouvait se souvenir, elle avait toujours vu sa mère ainsi, le dos courbé sur son ouvrage, les lèvres serrées, le rictus à l'envers. Peut être que des larmes avaient coulé sur ce visage crevassé. Peut-être que c'était elles qui avait parcheminé sa peau, tracé ces sillons profonds. Peut-être que les traits de sa mère, qui semblaient s'écrouler sous le poids des ans, s'écroulaient en réalité sous celui du chagrin. Celui de n'avoir jamais été reconnue. Car au fond, et il lui semblait le comprendre à présent, sa mère était une invisible. Elle donnait vie à la maison dans l'ombre. Personne jamais ne voyait que si le soir on se reposait dans des draps propres, c'était grâce à elle. Ce n'était pas faute de tonner de sa grosse voix. Elle prenait de la place, sa mère. Mais seulement le jour. Seulement devant elle qui la voyait faire pour que tout soit en ordre, pour que tout soit parfait quand reviendrait l'homme. Car quand la nuit tombait, et qu'il rentrait, elle s’effaçait, elle disparaissait. Elle n'était plus la même femme, solide et dure. Elle était un fantôme. Sur la table, les plats apparaissaient comme par magie, portés par ses mains invisibles. Et l'homme s'en régalait avidement tandis qu'elle posait sur lui un regard absent. Et sans doute souffrant, finalement.
Ce soir-là d'ailleurs, Marie avait vu les yeux de sa mère s'embuer lorsque son père s'était brûlé la langue au contact de la soupe trop chaude. Et elle n'avait plus eu de doute. Sa mère en effet, vivait sa vie comme un combat. Cette femme luttait en permanence. Luttait contre elle-même. Contre ses rêves d'amour qui s'étaient envolés le jour du mariage et qu'elle était devenue ce spectre, cette ombre blanche dans la maison qui avait décidé d'accepter, pour ne pas souffrir, qu'un claquement de bouche satisfait ou qu'une déglutition bruyante dans un gosier seraient une déclaration.
Marie se dit alors que s'il fallait qu'à son tour elle choisisse un époux, elle ne renoncerait pas à l'amour. Elle vivrait heureuse, elle, même si elle ne cousait pas aussi bien que sa mère. Et peut-être même, grâce à cela.
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