« Sans l’amour, rien ne reste d’Eve ;
L’amour, c’est la seule beauté. »
Victor Hugo
Elle est étendue sur le lit. Assoupie. Elle s’endort toujours profondément lorsqu’ils ont fait l’amour. Cela ne dure jamais longtemps. Elle plonge quelques minutes dans le sommeil, comme pour finir le rêve, puis revenir à la réalité.
Quand elle s’éveillera, elle se lèvera, se rhabillera et s’en ira dans un sourire. Un sourire qui sera le même que les autres fois, triste et plein d’espoir. Son sourire toujours promet que la prochaine fois sera différente bien qu’en réalité, tout sera identique. C’est un sourire qui ment. Lui la laissera partir sans un mot et par la fenêtre, il la regardera s’enfuir, traverser la rue et disparaître dans la nuit. Alors, il s’allongera là où son corps aura laissé ses traces, où sa peau respirera encore. Et il attendra le matin, les yeux fixant le plafond, dans cet état de manque insupportable, de vide infranchissable.
Mais pour le moment, elle est encore là.
Les courbes de son corps se dessinent sous le drap trop fin. Il entend le souffle de sa respiration. Parfois, elle sursaute ou tremble. Des soubresauts qui traduisent sa chute dans un Au-delà où il s’imagine la rejoindre. A quoi rêve-t-elle ? Quel est ce monde imaginaire dans lequel elle s’échappe après l’amour ? Est-ce là le seul espace où ils pourraient se retrouver?
Il s’est assis sur le rebord de la fenêtre. Depuis toutes ces années, les rideaux n’ont pas été changés. Ils sont jaunis par le temps et les vapeurs des cigarettes. Les siennes, peut-être. Car tandis qu’il plonge tout entier du regard dans ce corps aimé qui s’abandonne, il fume et enfume son esprit. Il emplit l’espace des épaisses effluves de sa cigarette. La seule qu’il fume dans l’année. Depuis des années. Et cette fumée blanche se dresse comme une barrière entre leurs deux corps, une barrière pourtant impalpable, mais qui lui semble insurmontable. Cette cigarette, il n’en aime plus le goût. Mais il ne peut pas s’en passer. Il achète toujours un paquet de Gauloises blondes avant de la rejoindre. Il sait qu’il en aura besoin. Quand il lui aura fait l’amour. Quand elle s’endormira. C’est plus qu’une habitude. C’est un rituel. Cette cigarette inscrit leur histoire dans l’éternité. Ritualiser les choses, c’est permettre qu’elles ne disparaissentpas. Acheter ces cigarettes, c’est s’assurer qu’elle sera encore là. Et elle est toujours là. Toujours, ce 2 février de chaque année, elle s’avance vers lui qui est arrivé le premier et l’attend, fébrile, devant l’entrée de l’hôtel. Toujours, elle l’embrasse. Avec fougue. Et puis, ils montent dans la chambre. Leur chambre. Pour y faire l’amour passionnément. Désespérément. Les rituels créent l’éternité. Il se fait cette réflexion tandis que commence à s’agiter le corps endormi. Les rituels créent l’éternité mais ils figent aussi l’instant, empêchent que la vie ne change. Ou bien parallèlement. Comme s’il existait deux sphères temporelles différentes. Comme si eux deux, lui, elle, dans cette chambre d’hôtel, ce moment de vie-là n’existait pas vraiment, ou seulement hors du temps. Du temps qui passe et qui détruit.
Elle s’appelle Eve. Son prénom fait d’elle l’incarnation de la féminité. Et c’est vrai qu’elle est belle. Elle l’a toujours été. La première fois qu’il l’a vue, elle avait à peine 17 ans. Il s’était installé sur les bords d’un lac de montagne, de ceux auprès desquels on crée de petites plages artificielles mais dont l’eau est toujours glacée. Il était assis sur une serviette, entre ses parents, recroquevillé sur lui-même, tentant de dissimuler son corps fluet. Eve était sortie de l’eau, telle une naïade. De ses deux mains, elle avait caressé sa tête et d’un geste délicat, elle avait ramené ses cheveux blonds en masse sur son épaule, pour les essorer. L’eau avait ruisselé sur son corps et de ses yeux, il avait suivi le chemin qu’empruntait ce filet d’eau. Un ruisseau qui serpentait à travers plaines et vallons. Sa peau était lisse et blanche. D’une blancheur de nacre lumineuse. Sous le soleil, elle resplendissait. Irréelle. Elle n’était pas femme, au fond. Elle était fée. Sans un regard pour le monde alentour, elle s’était allongée sur le sable, juste devant lui, bientôt rejointe par une flopée d’amis bruyants et bavards qui agacèrent très vite ses parents. Son père, dérangé dans la lecture de son roman, s’était levé tout à coup pour demander à la petite bande joyeuse de cesser son tapage. Les enfants s’étaient exécutés sans trop se plaindre, un peu décontenancés sans doute par la présence d’un monde autour d’eux. Eve était restée allongée, les yeux fermés, sans bouger. Comme si elle ne se sentait pas concernée par les reproches de son père. Comme si même, elle n’avait pas entendu sa voix ni remarqué sa présence. Et puis, lorsqu’il eut rejoint sa place, elle s’était retournée subrepticement. Elle avait fait faire à son corps un demi-tour rapide et, le ventre au contact du sol, le dos couvert de sable, elle avait plongé son regard dans le sien. Jamais plus il ne vivrait d’instant plus intense que celui-ci. Et jamais il n’oublierait ces yeux-là. Des yeux verts translucides qui l’avaient pénétré. Qui l’avaient lu. Et il avait su immédiatement, su comme une évidence qui n’avait pas de raison, que toute sa vie s’était jouée dans ce regard et que plus rien désormais, n’aurait la moindre saveur.
Cet été-là, Eve et Louis passèrent tout leur temps libre ensemble. Louis était fasciné par la grâce de cette fille dont il ne comprenait pas la présence auprès de lui. Lui qui était si maigre et dont le visage imparfait le rebutait quand il le croisait dans le miroir. Lui qui avait 3 ans de moins qu’elle. Un gamin, pensait-il. D’ailleurs, c’est ainsi qu’elle l’appelait. Gamin. Mais elle disait « mon ». Mon gamin. Et pour Louis, ça faisait toute la différence.
A la fin des vacances, chacun rentra chez soi. Eve vivait à Paris. Louis, à Brantôme, dans le Périgord. Elle avait pris la route un matin avec sa famille, sans le prévenir. Comme chaque jour, il était allé à pied jusqu’à la maison qu’elle habitait, mais il trouva la grille et les volets fermés. Elle était partie sans dire un mot. Sans laisser d’adresse ou de numéro. Et son cœur se serra quand il comprit que sauf par un hasard de la vie, plus jamais il ne la reverrait.
Elle remue dans le lit et puis elle ouvre les yeux. Lui écrase sa cigarette dans le cendrier. Il se tient prêt à la voir s’enfuir. Mais elle ne bouge pas. Elle tend ses deux bras vers lui et dans un souffle un peu enfantin, elle dit « Viens ». Elle lui de venir au lieu de partir. Il reste un instant interloqué alors elle réitère. « Viens » répète-t-elle. Et elle ajoute « J’ai encore envie de toi ». Il se lève, s’approche du lit. Les volets claquent trois coups. Comme au théâtre, avant que ne commence la tragédie. Et il s’allonge près d’elle. Doucement, elle se rapproche. Son corps est chaud contre le sien qui s’est refroidi. C’est si doux, comme de tenir un enfant dans ses bras. Il sent sur son dos ses doigts qui ondulent. Alors il ferme les yeux. Pour savourer un peu cet instant de vérité. La plénitude. La complétude même. L’intense certitude d’être exactement là où il doit être. La main d’Eve caresse sa joue, puis s’immobilise. Il sent son regard sur lui mais il ne veut pas ouvrir les yeux. Il a peur de ce qu’il lira dans les siens. Pourquoi agit-elle ainsi aujourd’hui ? Est-ce pour lui dire adieu ? Lui faire entendre que c’est la dernière fois ? Que plus jamais il n’y aura de 2 février sur le calendrier ? Il ne se sent pas prêt à affronter son regard. Ce regard qui dira tout sans qu’elle ait besoin de dire un mot. Et si c’était le contraire ? Si dans ses yeux, il lisait l’amour. L’amour infini. Si elle lui disait qu’elle était revenue aujourd’hui pour ne plus jamais repartir ?
Vingt années étaient passées et il n’avait jamais cessé de penser à elle. Bien sûr, il avait vécu. Il avait ouvert un cabinet d’architecte dans le 14ème arrondissement de Paris. Il vivait dans un appartement cossu non loin de ses bureaux. Seul. Non qu’aucune femme ne lui avait plu. Il en avait connu quelques-unes, mais aucune avec laquelle il avait ressenti la même tempête intérieure qu’avec Eve. Souvent, il se disait que sans doute, il avait idéalisé cette histoire. C’était son premier amour. On ne s’en remet jamais vraiment, paraît-il. Pourtant, quand dans les bras d’une autre, il s’assoupissait, c’était toujours son visage à elle qu’il voyait. Son visage délicat. Celui d’une enfant perdue dans un monde qui ne lui ressemblait pas. Celui d’une enfant effrayée. Parce qu’inadaptée. Trop intelligente sans doute. Trop sensible aussi. Eve ressentait profondément le monde. Les êtres. Elle était dotée d’une intuition exceptionnelle qui la faisait se fondre entièrement dans ceux qu’elle rencontrait. Et disparaître aussi. C’était une sensation vertigineuse. Alors elle fuyait. Quand le gouffre dans lequel elle plongeait était trop profond. Et Louis savait bien que celui qui était à l’intérieur de lui était sans fond. Ce vide depuis toujours l’habitait. Et Eve l’avait vu. A l’instant même où leurs regards s’étaient croisés, elle avait senti cette béance en lui. Et elle y avait plongée toute entière. Elle avait bien tenté de s’agripper aux rebords. Pour ne pas sombrer. Mais ils étaient trop lisses, enduits sans doute de toutes les larmes que Louis n’avait pas versées et qui s’étaient agglutinées là, sur les parois de son âme esseulée. Alors elle avait fui. Parce qu’on ne construit pas une vie sur un vertige.
Un matin d’hiver, elle avait passé la porte du cabinet d’architecture. Elle était entrée et elle avait demandé à rencontrer quelqu’un qui pourrait l’aider à réagencer une vieille bâtisse que son mari et elle avaient achetée dans le Périgord. Louis se tenait en arrière, dans une pièce adjacente séparée des bureaux par une cloison de verre, de ces verrières à la mode dont on décore les espaces de travail et qui empêchent d’être seul. De s’enfermer avec sa créativité. Il avait immédiatement reconnu le timbre de sa voix. Son cœur avait tambouriné dans sa poitrine. Et comme en cet instant où il n’osait pas ouvrir les yeux, il n’avait pas osé lever la tête.
« Louis ? »
Elle l’avait reconnu. Elle avait prononcé son nom et il avait été certain que c’était elle. Elle que dans un instant, il redécouvrirait. Alors il leva les yeux. Ils restèrent figés l’un et l’autre sans rien dire, se fixant du regard comme lors de leur première rencontre. Et il n’y avait pas eu besoin de mots.
Ils étaient allés boire un verre dans un café bondé. Elle avait pris un café, et lui un diabolo. Ça l’avait faire rire. « On dirait bien que tu es toujours mon gamin » avait-elle dit. Et il avait souri. Elle avait parlé de son mari, de ses enfants, de ce travail qu’elle adorait mais qui lui prenait tellement de temps. Elle avait raconté la maison dans le Périgord, le coup de foudre, l’envie d’évasion. De fuir, encore, la vie parisienne. Et puis aussi, qu’elle avait pensé à lui en signant les papiers. Qu’elle s’était demandé s’il habitait toujours la région. Mais dans quelle ville ? Elle ne le savait même pas. « Et toi, t’est-il arrivé de penser à moi ? » Tous les jours. C’était la vérité. Mais comment le lui dire ? Comment lui avouer qu’en cet instant même, la voir en face de lui, si belle et rayonnante, c’était comme ne l’avoir jamais quittée ? Comment révéler qu’elle hantait ses nuits, ses jours aussi ? Qu’elle était toujours un peu là, dans un coin reculé de son esprit ? Que c’était elle encore qui de son image floue comblait ses béances infinies ? Elle vivait en lui. Voilà ce qu’il aurait voulu lui dire. Mais il n’avait pas pu. Alors, une fois encore, il s’était contenté de sourire. Elle avait fini par se lever. C’était l’heure. Il fallait aller chercher le plus grand à l’école, l’autre à la crèche. Il fallait se presser. La vie n’attend pas, tu sais. Elle avait hélé un taxi et elle avait disparu. Une fois de plus.
Il sent ses lèvres se poser sur les siennes. Et il les embrasse. Elles sont fraîches et humides. Alors il pose ses mains sur son visage. Et il sent ses larmes. Des larmes glacées qu’il ne parvient pas à s’expliquer. Il ouvre les yeux et fait face aux siens. Ils brillent comme deux émeraudes. « Explique-moi » lui dit-il.
Alors, sanglotant, elle se blottit dans ses bras et elle raconte :
« Il est parti. Mon mari. Il y a des années qu’il est parti. Je ne pouvais pas te le dire. Je ne savais pas comment faire. Tu te souviens de ce jour. Quand tu étais en vacances chez ta mère et moi, avec lui, dans notre maison de campagne ? C’était peu de temps après nos retrouvailles. Tu te souviens quand nous nous sommes croisés ? Bien sûr que tu t’en souviens. C’est idiot cette question. Pardonne-moi. Je ne sais pas te parler. Je n’ai jamais vraiment su. Peut-être parce que je n’en ai jamais eu besoin. Tu me comprends si bien. J’ai cette sensation-là en tout cas. Que toi seul sait vraiment qui je suis. Alors qu’au fond, on ne se connaît pas vraiment. C’est vrai ? Hein ? On ne se connaît pas. »
Elle se perd dans un dédale de phrases. Les mots se font suite mais ne semblent pas s’unir. Lui se tait. Il écoute. Ils sont si rares les êtres qui savent écouter comme Louis. Mais lui, il n’y a qu’Eve qu’il sait écouter comme ça. Il pénètre entièrement sa langue. Il empoigne ses mots, les organise et les aligne. Il leur donne le sens qu’elle ne parvient pas à y mettre.
« Ce jour-là, tout a changé entre nous. Je ne m’en suis pas vraiment aperçue au début. Lui non plus, d’ailleurs. C’est venu peu à peu, comme un mal insidieux. Quelque chose s’est immiscé entre nous et nous a éloignés. Et aujourd’hui, des années plus tard, je crois bien que ce quelque chose, c’était toi. »
Leur histoire avait débuté 10 ans plus tôt. 3 ans étaient passés depuis ce jour où Eve et Louis s’étaient croisés dans les rues de Brantôme. Ils s’étaient revus, au même endroit. Comme par un hasard du destin. Mais le hasard existe-t-il ? Il y avait de quoi se le demander. Elle avait ri en l’apercevant et comme une fillette qui n’en avait pourtant plus les traits, elle avait couru vers lui. Ils avaient passé le reste de la journée ensemble. D’abord, ils avaient déjeuné dans un petit restaurant qui offrait une terrasse sur le fleuve, mais ils n’en avaient pas profité. Il faisait froid ce jour-là. C’était un 2 février. Et puis, ils avaient marché un peu dans les rues désertes de la petite ville. Sans se soucier du temps qu’il faisait. Ils avaient marché sans vraiment se parler. Ou de rien de futile. Ils ne s’étaient pas raconté leurs vies qui avançaient. Non. C’était plus profond que ça. Ça touchait au sens de l’existence. Au rôle de l’Univers dans nos misérables vies humaines. Et puis, sans bien s’en rendre compte, ils étaient parvenus jusqu’à un petit hôtel, celui même où ils se trouvaient aujourd’hui. C’était un endroit discret, déjà abîmé par les années. Il y était entré et elle l’avait suivi. Sans bien savoir pourquoi. Sans vraiment se le demander. Et dans la chambre 34, ils avaient fait l’amour pour la première fois. Ils s’étaient offert leurs corps après s’être échangé leurs âmes. Un moment prodigieux dont aujourd’hui encore, il se rappelle chaque instant fugace. Celui où il avait découvert le grain de sa peau. Celui où il avait appris son souffle. Son cri aussi quand elle s’abandonnait à la jouissance et qu’elle tremblait. Quand la nuit était tombée, elle s’était rhabillée et elle était partie. Il avait dit « Si dans un an, je revenais ici, et que je t’attendais, viendrais-tu toi aussi ? » Elle n’avait pas répondu. Elle avait pris son sac et elle avait claqué la porte derrière elle. Mais l’année suivante, toutes les années suivantes, jusqu’à ce soir, elle était revenue se serrer contre lui, dans cette chambre 34, qui les connaissait si bien désormais.
« Eve ? Es-tu en train de me dire que depuis 10 ans que nous nous retrouvons ici, tu n’es plus la femme de ton mari ?
- C’est exactement ce que je te dis. »
Louis sent son corps se liquéfier. Tout ce temps perdu. A ne rien oser dire. Tout ce temps à l’attendre. A l’espérer. Dix années gâchées pour ne pas avoir parlé.
Ils s’étaient rencontrés un tendre jour d’été. Et puis un jour d’hiver, ils étaient retournés en arrière pour rattraper le temps passé. Voilà ce qu’il avait cru. Que ces instants volés à leurs vies lui permettaient de compenser les 23 années qu’il avait vécues loin d’elle. Mais c’était tout le contraire. Il la perdait chaque fois davantage. Quand il se taisait, il pensait la respecter. Il pensait qu’en la laissant revenir et repartir à sa guise, il l’aimait en liberté. Et que c’était cela aimer. Aimer vraiment. Que c’était laisser partir. Et laisser vivre.
Mais en cet instant, il découvrait qu’il s’était trompé. Il le lisait dans ses yeux larmoyants. Elle l’avait espéré elle aussi. Elle avait espéré qu’il dise enfin les mots qu’elle attendait. Mais il s’était muré dans le silence et seules ses mains, une fois par an, lui murmuraient qu’il l’aimait.
Alors ce silence à présent, il lui fallait le briser.
« Je t’aime, Eve » dit-il tout simplement. Et ce fut suffisant.
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