Chapitre 3
Les éclipses solaires sont de fascinants phénomènes. La lune se place devant le soleil occultant l'image de cet astre depuis la terre. Le soleil ainsi, disparaît soudainement au cours du jour et le ciel s'obscurcit, devenant ciel de nuit.
C'est lors d'une éclipse que Sunna et Mani ont quitté l’éther pour se rencontrer, dans la matière. Eux qui ne s'étaient jamais vus qu'en rêve allaient enfin se toucher, se sentir, et exister l'un pour l'autre.
Ce jour-là, allongée sur le sable, Sunna se prélassait auprès du lac. Elle écoutait le vent caresser les feuilles des arbres, et s'enivrait de la douce chaleur du soleil sur sa peau. Il était haut dans le ciel et sans ciller, elle le fixait du regard. Il illuminait ses prunelles sombres dans lesquelles semblaient scintiller mille étoiles.
Mais soudain, comme sous l'effet d'un souffle divin, l'astre s'assombrit. Un disque noir, lentement, s'approcha de sa lumière radieuse puis le recouvrit entièrement. Alors, la nuit se fit.
Prise de panique, Sunna se redressa tout à coup et se leva. Ses muscles se tétanisèrent. C'était une étrange sensation. Inconfortable. Elle, si libre, au corps souple et vibrant, évanescente, elle qui n'était qu'esprit et légèreté, ressentait pour la première fois le poids de ses membres. Il lui semblait que la terre l'avait agrippée, tirant vers elle ses bras, ses jambes, l'ancrant profondément dans la matière, cette glaise à présent, dans laquelle elle s'enfonçait, sans plus pouvoir bouger, immobilisée.
Mani, quant à lui, n'avait rien vu venir. Il était profondément endormi lorsque le phénomène avait eu lieu, et c'est tout naturellement que sentant le ciel s'assombrir, il s'était éveillé. Alors il avait marché pour, lui aussi, rejoindre les rives du lac.
Ce fut comme une apparition. La silhouette de Sunna, de profil, les bras glissant le long des courbes enchanteresses de son corps nu, se dessina, se révéla. Mani s'arrêta net. Son cœur se mit à résonner dans sa poitrine. Il avait reconnu la fille du jour. Alors, il reprit sa marche, lentement d'abord, puis au rythme régulier des battements de plus en plus vifs de son cœur éprouvé. Et plus il avançait, plus le corps de Sunna lui semblait réel. Pourtant, il continuait de penser que bientôt, elle disparaîtrait, qu'un clignement de cil furtif suffirait à ce qu'elle s'évapore.
Mais lorsqu'il la rejoignit, Sunna n'avait pas bougé. Ses yeux hagards fixaient désespérément le ciel. Alors, dans un geste d'une infime douceur, il posa sur son épaule pâle une main réconfortante. Sa peau était si chaude qu'il crut se brûler et que par réflexe, aussitôt, il la retira. C'est ainsi que Sunna soudain, sortit de sa torpeur. Les doigts glacés de Mani l'avaient piquée telle une aiguille. Elle tourna la tête vers lui et leurs yeux se rencontrèrent.
Aucun mot ne saurait décrire le sentiment violent qui les envahit tous deux à cet instant. Certains parleraient d'un coup de foudre, mais ce sentiment n'est que l'attraction ressentie simultanément par deux corps distincts. On a cette envie irrépressible de toucher l'autre. On pense que, par ce contact, nos failles seront comblées. On accorde à l'autre le pouvoir de nous soulager d'exister. Et alors, plus jamais on n'imagine le quitter, être de lui séparé.
Ce que Sunna et Mani ressentaient en cet instant n'avaient rien à voir avec ce sentiment-là. Parce qu'ils s'étaient déjà vus sans se voir, qu'ils se connaissaient sans se connaître.
Mani vivait en Sunna. Il avait toujours été présent en elle, mais elle ne le sentait que lorsque son corps au matin reprenait vie.
Sunna vivait en Mani aussi, même si, dans sa détresse quotidienne, trop absorbé par les maux de son être, il refusait de se connecter à cette sensation.
« Je t'aimais déjà avant de te rencontrer »
Sunna prononça ces mots dans un souffle. Et ce souffle chaud pénétra le corps de Mani qui sourit pour la première fois de sa vie. Elle se tourna vers lui et s'approcha, pressant sa peau brûlante contre celle glacée de Mani. Leurs corps fusionnèrent pour n'en plus former qu'un seul l'espace d'un instant. Un corps parfait parce que soudain entier, dans lequel toutes les contradictions, les dualités propres à l'univers, disparurent pour se répondre et se compléter.
L'unicité. Voilà ce qu'avaient ressenti Sunna et Mani lorsqu'ils avaient plongé leurs yeux dans ceux de l'autre. Le sentiment de la pleine complétude.
Ils n'avaient pas vu en l'autre leur moitié manquante. Ils s'étaient vus en l'autre. L'autre était soi. Parce que l'autre était en soi. Depuis les origines. Mais s'ils l'avaient l'un et l'autre toujours su, ils n'avaient pas pris la peine d'écouter. Sunna n'avait pas écouté son corps, dans lequel pourtant vivait Mani. Mani n'avait pas écouté son âme, dans laquelle pourtant vivait Sunna.
Et soudain, l'un face à l'autre, ils avaient compris qu'ils étaient des êtres uniques et complets. Que la vie les avait ainsi créés. Et que ni la joie extrême de Sunna, ni la tristesse profonde de Mani, n'étaient leur essence. Leur vérité. Ils étaient autres que ce qu'ils pensaient être. Ils n'étaient ni du jour, ni de la nuit. Ils étaient des êtres de vie. Parfaits dans leur dualité propre, capables de se compléter par eux-mêmes, puisque tout et son contraire existaient déjà dans leur être intime.
Lorsque le soleil revint, Mani ne ressentit aucune peur. Lentement, il se détacha du corps de Sunna qui ne lui semblait plus si chaud, car le sien n'était plus froid. Une fois encore, ils se regardèrent et surpris, ils constatèrent en riant que leurs yeux n'étaient plus les mêmes. Ceux de Sunna étaient à présent verts d'eau, comme ceux de Mani, autrefois qui étaient maintenant teintés de noir, comme ceux de Sunna avant lui.
Alors ils comprirent qu'en se serrant l'un contre l'autre, ils s'étaient enfin réunis à eux-mêmes. L'un était l'autre désormais et chacun pouvait donc vivre sans l'autre. Sans le manque d'une présence, sans le sentiment de l'absence, sans la nécessité que l'autre existe près de soi.
Sunna et Mani vécurent heureux l'un et l'autre, chacun de leur côté, seuls mais accomplis, comme leur mère avant eux. Ils savaient désormais se connecter à leur corps autant qu'à leur âme. A leur vérité pleine, en somme. Mais la sorcière avait voulu qu'à l'inverse d'elle, ils expérimentent d'abord la dualité et que seulement par la rencontre de l'autre, ils atteignent la complétude de l'être.
Ainsi, quand parfois le ciel leur accordait la bénédiction d'une éclipse de soleil, Sunna et Mani se retrouvaient... pour s'aimer. S'aimer véritablement. Dans le sens plein de ce mot divin. S'aimer, non pour recevoir, non pour donner. S'aimer pour le seul fait d'aimer.
La sorcière avait vécu dans l'harmonie. A ses enfants, elle avait offert le pouvoir de la créer.
FIN
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