Le garçon de la nuit et la fille du jour (Chapitre 1)
- Emmanuelle DESCAMPS
- 12 avr. 2022
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 13 avr. 2022

« Chaque ombre à son âme reconnaît la lumière »
Tristan Tzara
Chapitre 1
Elle était sorcière.
Elle vivait seule sur les sommets d'une montagne abrupte que la neige en hiver, recouvrait de son épais manteau. Elle aimait voir le soleil illuminer la blancheur spectrale des flocons qui se déposaient, comme une caresse, sur ses épaules nues. Elle était sorcière et elle ne craignait ni la morsure du froid, ni celle, brûlante, du soleil. Elle parcourait les forêts de sapins enneigés à moitié dévêtue, se baignant, indolente, dans les lacs gelés et, au printemps, lorsque le vert faisait fuir le blanc et que la nature chantante mettait fin au silence hivernal, elle partait les pieds nus, en quête d’herbes fraîches ou de fleurs aux pouvoirs ancestraux, et confectionnait onguents et philtres qui lui permettaient de conserver son insolente beauté. Car elle était belle. D'une beauté ensorcelante, qui faisait tourner la tête des hommes au point que certains s'étaient laissé mourir de froid, en attendant près du lac qu'elle vienne y plonger son corps nu.
Ce n'était pas une mauvaise femme.
Elle ne jetait ni envoûtement ni sortilège. L'humanité n'existait pas pour elle. Retirée du monde, elle vivait dans une complète harmonie avec la Nature dont les teintes se reflétaient dans ses yeux, tour à tour bleus, verts ou cuivrés. Les jours de neige, ses iris devenaient translucides et ses pupilles, plus noires que l'ébène, s'agrandissaient, formant une ligne verticale, si bien que celui qui plongeait son regard dans le sien, croyait voir une louve.
Dans la vallée, on la craignait. Sauvage et libre, elle ne laissait personne indifférent. Les femmes le plus souvent, la jalousaient parce qu'elle était tout ce qu'elles ne seraient jamais et parce que les hommes, eux, l'aimaient, éperdument, jusqu'à lui abandonner leur vie. Mais de cela, elle ne se souciait guère. Qu'on la haïsse ou qu'on la vénère lui importait peu. Seuls comptaient pour elle le reflet argenté de la lune sur le lac endormi, le bruissement glacé du vent dans les branches mortes et le craquement de la neige fraîche sous ses pieds délicats. Seuls n'avaient de sens pour elle que les verts sapins écrasés de soleil, le chant joyeux des oiseaux pépiants et le goût acide ou sucré des baies dont elle se délectait.
Elle était sorcière et c'était la sensualité incarnée. La pleine expression du Féminin sacré.
Un jour de plein soleil, elle parcourut la forêt jusqu'au lac et pénétra dans ses eaux claires pour s'immerger des pieds à la tête. Son corps fendit la surface bleutée et disparut pour ressortir avec élan, faisant jaillir en éclaboussures des gouttelettes d'argent de sa chevelure ambrée. De ses deux mains, elle caressa sa tête puis d'un geste sûr, elle essora en les pressant, les lourdes boucles qui tombaient sur ses épaules blanches.
Alors, dans le bleu du lac, elle regarda son reflet.
D'abord, elle eut un mouvement de recul. Elle sursauta légèrement et ferma les yeux. Puis lentement, elle les rouvrit. Ce qu'elle avait vu n'était pas elle. Elle avait vu le visage d'une vieille, très vieille femme, à la peau parcheminée. Elle toucha la peau de ses joues. Elle était douce et lisse. A qui donc appartenait ce reflet ? Alors elle se pencha plus près jusqu'à plonger ses yeux dans ceux de l'ancêtre et reconnut cette lueur qu'elle voyait chaque matin dans le miroir, cette lueur de vie, cette énergie divine.
Cette femme abîmée par les ans, c'était bien elle. Elle, sans le pouvoir des philtres et des onguents. Et si le lac ce matin, avait choisi de lui rappeler qui elle était, c'était pour lui faire comprendre que l'été bientôt s'en irait, pour faire place à l'automne puis à l'hiver, et qu'elle devait elle aussi, laisser aller le cycle des saisons et le cours de la vie. Elle cessa donc d'utiliser ses potions et lorsque la Nature se recouvrit de couleurs mordorées, elle sentit qu'elle se délestait de son énergie vitale, comme les arbres, de leurs feuilles. Enfin l'hiver arriva, et elle sut alors que la fin était proche. Ses bras désormais maigres et osseux ressemblaient aux branches tordues des arbres morts et sa peau devenue fine, à la surface craquelée de l'eau gelée.
Une nuit de pleine lune, elle marcha jusqu'au lac. L'avancée fut pénible et incertaine mais elle finit par atteindre les eaux calmes dans lesquelles se reflétait l'astre nocturne. Alors elle leva la tête et les bras au ciel puis de sa voix fatiguée, elle entonna une étrange incantation que seule la Nature sembla comprendre car, dans ses mains décharnées, se déposa une pierre aux reflets bleutés et argentés. Une pierre glacée que la vieille pressa contre son cœur pour la réchauffer. Elle s'allongea dans la neige et bientôt elle ne sentit plus son corps. Le froid la tétanisait. Elle savait que la mort bientôt viendrait la chercher mais dans un souffle, elle murmura : « Laisse-moi respirer jusqu'au matin ». Lorsque les premiers rayons du soleil pointèrent dans le ciel embrumé, la vieille, fébrilement, tendit les bras et prononça encore son incantation. Les mots étaient presque inaudibles mais la Nature comprit puisque dans ses mains se déposa cette fois, une pierre brûlante qui resplendissait de mille feux. Elle la pressa contre sa poitrine et aussitôt, elle disparut. Il ne restait de son corps que son empreinte dans la neige et au milieu, ces deux pierres, à la fois semblables et différentes, l'une d'argent et l'autre d'or, deux bijoux en somme, de la même forme diamantine, mais qui dégageaient chacune leur propre énergie ; car l'une était aussi froide que l'autre était chaude, l'une était aussi sombre que l'autre était lumineuse.
La Nature le savait : ces pierres bientôt prendraient vie. Alors s'incarneraient les enfants de la sorcière, des jumeaux d'âme destinés à ne jamais se croiser : le garçon de la nuit et la fille du jour.
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