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Photo du rédacteurEmmanuelle DESCAMPS

Le garçon de la nuit et la fille du jour (Chapitre 2)

Dernière mise à jour : 13 avr. 2022




Chapitre 2


Sunna s'incarna la première. Son corps nu apparut dans la neige. Un corps de femme déjà, recroquevillé sur lui-même. Les rayons du soleil réchauffaient sa peau blanche, lui donnant vie.

Lorsqu'elle ouvrit les yeux, elle étendit d'abord les bras, puis les jambes et s'étira comme lorsqu'on s'éveille après un long sommeil. Elle s'assit et leva la tête pour regarder le ciel. Ses yeux étaient verts, d'un vert profond, presque noir. Deux taches sombres qui contrastaient avec la pâleur de son visage, car sa peau diaphane resplendissait, comme ses cheveux blonds, qui volaient en légèreté dans le vent frais.

Elle sourit au soleil radieux. Il était haut dans le ciel et faisait fondre la neige. Quand elle se sentit suffisamment emplie de lumière, quand de cette énergie divine elle fut comblée, elle se leva, sereine, et entama son existence.

Qui serait-elle ?

Elle n'en avait que faire. La Nature la guiderait. Cette Nature vivante, qu'elle entendait déjà murmurer.

Sunna se réjouissait de vivre. Elle s'émerveillait de chaque instant et riait lorsqu'au détour d'un sentier, elle croisait un arbre penché, qui semblait la saluer. Elle aimait avec la même intensité, le contact dur de la terre et la douce caresse du vent. Souvent, elle parcourait la montagne jusqu'à ses sommets, se blessant parfois les pieds et les mains quand la pierre devenait tranchante, mais lorsqu'elle atteignait les hauts plateaux, que l'univers tout entier s'offrait à son regard, et qu'il lui semblait qu'en tendant la main, elle aurait pu toucher le soleil du bout de ses doigts, elle dansait, aérienne, en écoutant le chant des oiseaux.

Sunna était vivante. Et pour qu'elle fût heureuse, c'était suffisant.

C'était une fille du jour.


Mani, quant à lui, vivait la nuit. Il n'aimait pas la lumière. Elle brûlait ses yeux vert d'eau, dont l'éclat pourtant, égalait celui du soleil. Ses cheveux étaient plus sombres que la pierre de jais et quand ils tombaient comme un rideau sur son visage, et que d'un geste délicat de la main, il les écartaient, révélant son regard perçant, on croyait voir briller deux émeraudes.

Lorsqu'il s'était éveillé à la vie, le ciel était noir d'ébène. Il n'y brillait ni lune, ni étoiles, et sans rien voir de ce qui l'entourait, Mani avait marché, arpentant la forêt comme un aveugle, tentant de définir ce qu'il était venu faire sur cette terre. Il avait marché des heures, se cognant contre les troncs des arbres, trébuchant sur leurs racines. Et finalement, il était revenu au lac, sale et couvert d'écorchures. Il était entré dans l'eau espérant apaiser son corps souffrant, mais l'étendue glacée avait brûlé sa peau et il avait pleuré.

Mani était vivant lui aussi. Mais être vivant, pour lui, c'était subir son corps. Ce corps pesant, qui lui faisait mal. Comme sa tête. Sa tête, qui sans cesse se posait la même question sans réponse. Pourquoi lui avait-on infligé la vie ?

C'était un garçon de la nuit.


Sunna et Mani vivaient leur vie sans se voir. Sunna riait le jour. Mani pleurait la nuit. Et aucun d'eux ne savait qu'un autre partageait avec lui le même territoire.

Sunna pourtant, en avait l'intuition. Lorsqu'elle apercevait son reflet dans les eaux du lac, il lui semblait que c'était un autre qui la regardait. Ses yeux sombres, toujours, lui avaient paru ne pas être les siens. Et souvent, quand le sommeil la protégeait de la noirceur de la nuit, elle entendait dans ses rêves, une voix qui l'appelait. Une voix sanglotante et désespérée.

Un matin, ouvrant les yeux, elle constata qu'ils étaient embués. Sunna n'avait jamais pleuré et fut surprise lorsqu'elle sentit sur ses joues perler des larmes. Des larmes glacées qui n'étaient pas les siennes. C'était de minuscules pépites de givre qu'elle saisit entre ses doigts. Elle les regarda fondre dans sa main et se sentit alors envahie d'une infinie tristesse. Cela dura quelques instants à peine, mais dans cet infime laps de temps, elle ressentit l'absence. Le manque d'un être qu'elle n'avait jamais vu, mais qui semblait vivre en elle. Sa poitrine se creusa, laissant place à un vide immense, vertigineux, par lequel elle se sentit happée.

Dans le soleil de son existence, Mani apparaissait telle une ombre. Il venait forer son cœur, y creuser des sillons, qu'elle s'empressait de combler par le bonheur de vivre. Sunna ressentait la présence du garçon de la nuit. Elle ressentait sa douleur aussi. Et par instants, il teintait de sombre les couleurs chatoyantes dont elle avait l'habitude d'illuminer sa vie.


Une nuit, Mani aussi sut qu'il n'était pas seul. Une nuit seulement... car Mani subissait tant son corps, il était si ancré dans la matérialité, qu'il était incapable de percevoir l'invisible. C'était un être sensé, au contraire de Sunna, qui était sensible. Il éprouvait les éléments quand elle les percevait. La terre l'écorchait. Le feu le brûlait. L'eau lui coupait le souffle. Et l'air le cinglait. Sunna, elle, n'avait que peu conscience de son corps. Mais elle connaissait son âme. Ainsi, la terre la nourrissait, le feu la réchauffait, l'eau la purifiait et l'air la rendait libre.

Une nuit donc, Mani vit Sunna. Il nageait dans le lac. Les courbes abruptes de son corps fendaient la surface de l'eau. Sa tête s'engouffrait dans les flots pour réapparaître. Alors, il reprenait son souffle, et disparaissait à nouveau. Mani aimait nager, sentir ses muscles faiblir à force d'opposer leur résistance à l'élément liquide. Il nageait jusqu'à épuisement, jusqu'à ne plus sentir ses membres et que se brouille sa vue. Nager lui donnait l'impression de maîtriser son corps. Car s'il transpirait, s'il faiblissait, s'il avait mal aussi, c'était parce qu'il l'avait choisi. Et non parce qu'il était soumis à des émotions qu'il ne comprenait pas.

Cette nuit-là, Mani nageait depuis de longues minutes lorsqu'il fut stoppé net dans sa course. Une femme nue se tenait debout dans l'eau, lui faisant face. Le souffle court, il posa ses deux pieds sur le sol sableux et se redressa. Lentement. Ses yeux parcoururent les courbes de ce corps étranger jusqu'à atteindre le visage de Sunna et plonger dans son regard sombre. Elle était si près de lui qu'il pouvait sentir le souffle de sa respiration sur ses lèvres. Pourtant, elle ne le voyait pas, ou plutôt, semblait voir à travers lui. Un éclair soudain frappa Mani. De fulgurantes palpitations tambourinèrent dans sa poitrine, et bien qu'il fût presque entièrement immergé dans les eaux glacées du lac, une intense vague de chaleur le submergea et lui brûla les entrailles. Alors, il disparut sous l'eau. Un réflexe que plus tard, il ne s'expliquerait pas. Il n'avait pu faire autrement que de s'extraire au regard envoûtant de Sunna. Pour se protéger sans doute. Se protéger d'elle. Ou de lui-même. Et lorsque l'instant d'après, il remonta à la surface, elle avait disparu.

Mani passa le reste de la nuit assis sur les berges du lac. Avait-il rêvé ? Pouvait-on ainsi rêver éveillé ? Lorsque les premiers rayons du soleil pointèrent, il reprit ses esprits et se mit à l'abri. Bientôt happé par le sommeil, il laissa couler sur ses joues quelques larmes. Des larmes glacées qui disaient la solitude. Et il ne s'était jamais senti plus seul qu'à présent qu'il ne l'était plus.Pourtant, lorsqu'il s'endormit, à l'instant même où il franchissait les limbes, il sentit distinctement le doux contact d'une main chaude qui caressa son visage et essuya sa peine.

Ce jour-là, Mani dormit profondément, et aucun des cauchemars qui l'agitaient d'habitude ne vint le perturber. Il avait vu la fille du jour. Sur la toile sombre de sa vie, elle avait apposé une touche de lumière. Il avait vu la fille du jour. Et ce jour-là, c'est avec elle qu'il avait dormi. Serein.

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